Blaise Pascal, cryptographe?

Octobre 2020

La cryptologie ou cryptographie fait partie des “jeux” qui ont fait progresser les recherches algorithmiques. Le décodage des Enigma allemandes au début de la guerre 1940-45, est un des lieux historiques de développement des procédures qui mèneront Alan Turing et toute son équipe de Bletchley Park à la programmation et, en lien avec des développements techniques, vers les tous premiers ordinateurs (comme le “baby” de l'université de Manchester juste après la guerre). On sait moins qu'un grand esprit philosophique, mais aussi mathématique (n'est-il pas à l'origine d'une des premières machines à calculer automatisée, la “pascaline”?), comme l'était Blaise Pascal a probablement été l'inspirateur (et peut-être l'inventeur) d'une méthode de cryptage des messages!
P.-M. Bogaert (Maredsous) nous partage ce qu'on peut en savoir aujourd'hui!

Alphabet Artificiel    Alphabet Artificiel    Alphabet Artificiel    Alphabet Artificiel

À propos de l'alphabet artificiel attribué à Pascal

c a a v a      e e y m p m t
i m o q v     d m y y m p   i a
d a e a o n a j m     n l p

Au tome IV des Œuvres Complètes de Pascal, édité en 1992 par Jean Mesnard, se lit un document du 18ième siècle conservé à la bibliothèque du musée Calvet à Avignon (ms. 1030). Il est intitulé “Explication d'un système d'alphabet artificiel attribué à Blaise Pascal” [Blaise Pascal, Œuvres Complètes, T. IV, Texte établi, présenté et annoté par Jean Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1992, pp. 1612-1619]. Le savant éditeur nous met en garde: le texte ne se donne pas pour rédigé par Pascal, puisqu'il cite des auteurs, Racine, Boileau, La Fontaine, dont Pascal n'a pu connaître les œuvres. L'éditeur rappelle aussi que la combinatoire et la cryptographie intéressaient Pascal et le milieu où il a vécu. Il n'est donc pas invraisemblable que la méthode ici décrite soit inspirée de Pascal.

Lorsque je lus ce texte l'année de sa parution, je n'eus pas trop de peine à comprendre son fonctionnement, même s'il fut nécessaire d'apporter une légère correction à la grille de cryptage [Dans la 6ième colonne verticale, “ Fm ” a été omis, entraînant un décalage de la suite. Erreur typographique probablement].

Le texte expliquant la méthode de cryptage s'achève sur trois lignes incompréhensibles, manifestement écrites selon l'“alphabet artificiel”. À cette place, elles font penser à une signature. Il va presque de soi qu'elles sont proposées à la perspicacité du lecteur.

 Ainsi que le dit son auteur, le système combinatoire est plus difficile à expliquer qu'à pratiquer. Pour déchiffrer les lignes mystérieuses, il faut connaître ce qu'il appelle la “phrase du guet” [Littré connaît bien l'expression “mot du guet”], et il donne des exemples: le début du Lutrin de Boileau ou d'une Fable de La Fontaine (p. 1614).

Pour résoudre l'énigme, il m'a fallu admettre d'abord que les groupements de lettres correspondaient à des mots distincts, autrement dit que l'auteur voulait aider au déchiffrement.

Ensuite, j'ai fait l'hypothèse que les trois dernières lettres (nlp) devaient se lire “ fin ” et que le premier groupe de 6 lettres (c, a, a, v, v, a) était le début d'une signature. Si “nlp” rendait “fin”, la phrase du guet devrait se terminer en “std”. Ce n'était pas encourageant! [Mais c'était exact! La suite le montre]. En revanche, j'eus de la chance en essayant le prénom Pierre au début. Si “caavva” correspond à “pierre”, alors la phrase du guet commence par “rien ne”!

Puisque l'auteur avait nommé La Fontaine et ses fables, je ne fus pas long à trouver “Rien ne” comme le début de la fable “La femme et le secret” (Livre VIII, fable 6). Et j'avais alors la “phrase du guet”:
“ Rien ne pèse tant qu'un secret;
“ Le porter loin est difficile aux dames ”

La phrase, choisie avec humour, permettait de décrypter la signature:
Pierre Laurent Leger
prêtre de Montpellier
fin

1. texte chiffré:        c a a v v a e   e y m p m t;
2. phrase du guet:   r i e n  n e  p e s e  t a n
3. déchiffrement:    p i e r r e  l a u r e n t

1. texte chiffré:         i m o q v   d m y y m p   i a
2. phrase du guet:    t q u u n    s e c r e t   l e
3. déchiffrement:     l e g e r     p r e t r e  d e

1. texte chiffré:         d a e a o n a d a j m   n l p
2. phrase du guet:    p o r t e r l o i n e    s t d
3. déchiffrement:     m o n t p e l l i e r   f i n

Le déchiffrement n'a été possible que parce que l'auteur a donné quelques indications. La place est celle de la signature; les lettres sont groupées, ce qui a permis d'isoler le premier et le dernier mot; La Fontaine est nommé, et le “commencement” de ses Fables.

 Ayant réussi le déchiffrement, je l'ai communiqué à Jean Mesnard par lettre du 18 Juillet 1992. Il m'a répondu en se proposant de signaler cette découverte dans le dernier tome des Œuvres complètes qui paraîtra peut-être un jour (publication inachevée à ce jour). Jean Mesnard est décédé, chargé d'ans et comblé d'honneurs le 9 août 2016.

De l'abbé Pierre Laurent Léger, je ne puis dire grand-chose. Les répertoires bibliographiques mentionnent de lui quatre opuscules publiés en 1790 ou aux environs; deux d'entre eux le sont à Montpellier. L'abbé Léger approuvait la Constitution civile du clergé et faisait un panégyrique du roi. Les répertoires bibliographiques ajoutent qu'il mourut en 1814 à l'âge de 70 ans [J.-M. Quérard, La France littéraire, T. V, Paris, 1833, pp. 96-97].

Dans ce contexte, il faut s'interroger sur la portée de la phrase dont il propose, à titre d'exemple, la transposition cryptée: “Le Roi doit être enlevé demain à la chasse et conduit à Rouen” (p. 1614).

Faut-il conclure que Pierre Laurent Léger était aussi de quelque façon un comploteur? Je laisse à des historiens d'étudier par quel chemin le factum a passé des mains de son auteur à celles de Mme de Taulignan qui l'a légué en 1858 à la bibliothèque d'Avignon. Mieux daté, entre 1764 et 1814, (sans doute autour de 1790), l'alphabet artificiel attribué à Pascal peut aussi apporter son témoignage à l'histoire de la cryptographie.

Pierre-Maurice Bogaert