Psychologie de la Connerie

Juillet 2020

Définir et cerner la “ bêtise ” humaine met en lumière le spécifique de l'intelligence humaine (…un conseil aux artisans de l'Intelligence Artificielle?)

Jean-François Marmion (éd), Psychologie de la Connerie, Le Livre de Poche, 2018 (février 2020), 478 pp.

Psychologie de la connerie    Psychologie de la connerie   

Jean-François Marmion, psychologue - (a-t-il les mêmes lointains ancêtres que le Bienheureux Columba Marmion de Maredsous?) - offre un panorama très complet de la connerie qui met bien en relief l'esprit de finesse loué par Blaise Pascal!
L'éditeur a réussi à embarquer dans son amusant recueil une série de grands noms, dont toute une série parmi des chercheurs bien connus du monde anglo-saxon qu'il a pu interviewer. Car, sur les 35 contributions de 33 auteurs différents, 9 sont anglo-saxons. Parmi les contributeurs on trouve des écrivains ou chercheurs comme Claude Carrière, Boris Cyrulnik, Antonio Damasio, Howard Gardner, Alison Gopnik, Daniel Kahneman, Tobie Nathan, Emmanuel Piquet, etc…
Je relève quelques passages pas du tout “ con ”!
Et je regroupe cette sélection selon quelques thèmes dominants:

1. Analyser la “ connerie ” c'est réfléchir à la vraie nature de l'intelligence proprement humaine

“ Si la bêtise et la sottise trouvent leur origine dans les excès de la raison, comment peut-on faire confiance à la raison elle-même pour leur résister? C'est le dilemme devant lequel se sont trouvés tous les penseurs qui, de Nietzche à Heidegger, de Sartre à Foucault, ont accusé la raison et les Lumières d'avoir produit la culture de masse, la technique “ arraisonnante ” et le totalitarisme. Ils l'ont souvent résolu en adoptant, comme les romantiques, l'irrationalisme. Mais le remède à la maladie de bêtise n'est pas l'abandon de la raison. C'est la raison critique et consciente de ses limites ” (Pascal Engel, p. 77).

“ S'il n'y a pas une certaine convergence sur ce qui est vrai, ce qui est faux et ce qui est incertain, et s'il n'y a pas de convergence, au sein et entre les cultures, sur ce qui est moral ou éthique et ce qui ne l'est pas, nous ne pouvons pas avoir une société qui perdure.
En fait, dans la pratique, presque tout le monde agit comme si l'on croyait qu'un meilleur consensus est possible sur la vérité et la moralité. Il n'y a que les philosophes et les auteurs en sciences humaines en général qui, pour diverses raisons, veulent faire exploser ces concepts. Mais ils attendent toujours de leurs enfants de dire la vérité et de se comporter d'une certaine manière et pas d'une autre ” (Howard Gardner, p.304).

“ L'expertise, en toute chose, s'accompagne en effet d'une connaissance fine de ce qui constitue cette expertise, conquise de haute lutte, sous le joug pénible du travail assidu et de la constante remise en question. Le véritable expert a conscience d'être un expert, et, connaissant bien son sujet, il sera aussi au fait de ce qu'il ignore et ce qui lui reste encore à apprendre: il connaît donc ses limites, et la recherche montre même que les personnes véritablement compétentes sous-estiment légèrement leurs compétences. Le con, en revanche, n'a pas le moindre début d'idée concernant ce qui lui permettrait d'être moins con. Il ne sait d'ailleurs pas qu'il est con… ” (Sebastian Dieguez, pp. 320-321).

“ Le génie pourrait se confronter à des limites, mais la stupidité ne connaît pas un tel handicap ” (Albert Einstein, cité par Stacey Callahan, p. 446).

2. Une des composantes de l'intelligence humaine est son incarnation psychologique

“ Quels sont les grands objectifs que devrait se fixer la psychologie aujourd'hui? … tout ce qu'on peut dire, c'est que pendant les vingt prochaines années au moins, la psychologie sera dominée par l'étude du cerveau, d'autant que c'est elle qui intéresse surtout les étudiants d'aujourd'hui, et donc les professeurs de demain. Il n'y a pas à le décider, c'est un fait. Ces recherches coûtent très cher, et attire la grande majorité des budgets disponibles, ce qui ne plaît pas à tous les collègues psychologues, dont certains se plaignent amèrement. C'est pourtant ce qui se passe de plus excitant en psychologie. Les changements de mode sont en général guidés par la technologie: non seulement on ignore encore où l'imagerie cérébrale va nous mener, mais on sait encore moins ce que sera la technologie du futur. Alors que c'est elle qui guidera la psychologie. Il n'y a pas de doute là-dessus” (Daniel Kahneman, p. 121).

“ Les émotions et les sentiments ne surgissent pas de manière isolée: la raison est nécessaire pour juger de nos actions. C'est important du point de vue de l'évolution, car notre espèce a d'abord éprouvé des émotions sans même que nos ancêtres en aient conscience. C'est plus tard qu'est venu le sentiment, c'est-à-dire une part de réflexion sur nos émotions. Tout ceci s'est trouvé chapeauté par la raison, fondée sur la connaissance et la compréhension pertinente des situations. L'intelligence, chez l'être humain, c'est donc de savoir négocier entre les réactions émotionnelles, d'une part, et les connaissances et la raison, d'autre part. Le problème n'est pas l'émotion seule, ni la raison seule. La raison seule est un peu sèche: elle peut être appropriée à certaines situations de notre vie sociale, mais pas à toutes, loin de là. … L'idée qu'il ne faudrait compter que sur ses émotions ou que sur sa raison pour mener sa vie, voilà une grande connerie. … L'accumulation de connaissances scientifiques, à propos de la biologie, par exemple, du climat, de la physique, des maladies humaines comme le cancer, n'a jamais atteint de tels sommets. Nous avons accompli d'immenses progrès. Cela dit, à cause de la façon dont nous parviennent les informations, notamment avec la communication digitale et les réseaux sociaux, nous vivons aussi une époque où nous pouvons facilement nous laisser duper, nous laisser influencer pas des erreurs ou des mensonges ” (Antonio Damasio, 228-230)

À propos de ceux qui souffrent du trouble de personnalité narcissique: “ C'est chez eux que se recrutent les “ sales cons utiles ” pour dépecer sans état d'âme les entreprises. C'est dans cette catégorie que se retrouvent les harceleurs et harceleuses sexuels et professionnels. Face à ces personnes, la seule victoire est la fuite, à défaut d'une action juridique permettant de démasquer, avec des preuves, leur perversité.
Ils demandent rarement un thérapeute, sauf en cas d'échec ou de menaces sur leur carrière. En général, quand ils vont voir un psy c'est pour lui demander de les remettre en selle pour répéter les mêmes comportements. Souvent ils lui demandent de leur apprendre des techniques pour mieux manipuler les autres ” (Jean Cottreaux, p. 242).

“ Ce n'est pas… par pure malfaisance qu'on opte pour une épistémologie calibrée sur la subjectivité, l'intuition, l'“ authenticité ” et la “ sincérité ”. C'est aussi un moyen très sûr de ne jamais être pris en défaut, et même de se dissimuler à soi-même sa propre connerie. Stupidement engoncé dans son moi inviolable, immunisé contre la moindre découverte qui viendrait altérer sa connerie, l'imbécile en vient non seulement très rapidement à ne plus être capable de détecter, de reconnaître et d'identifier sa propre connerie, mais, ce qui est pire, il y mettra même toute son intelligence, celle-ci ne servant plus à évaluer la qualité des informations et la validité des croyances, mais uniquement à déterminer si celles-ci s'alignent ou non avec ses préférences antérieures et à discréditer tout ce qui n'a pas l'heur de lui convenir. L'esprit de la connerie œuvre infatigablement à sa propre défense, et à rien d'autre ” (Sebastian Dieguez, pp. 321-322).

“ Rappelons le cas de Donald Trump. Au cours de sa campagne électorale, son manque de civilité fut un aspect important de son succès politique. Il n'a rien caché de ses failles intimes. Il a étalé son immaturité, sa fragilité narcissique, s'imposant comme s'il n'avait jamais grandi, comme s'il n'avait pas pu acquérir une véritable conscience morale. Ses mensonges, son exhibitionnisme, ses incohérences et son côté grand voyou ont séduit. Un grand nombre d'Américains, quel qu'ait été leur statut social, se sont reconnus dans son incivilité, ses haines, son comportement extravagant, ses idées simplistes, ses positions manichéennes, ses théories du complot, son racisme et son exaltation de la grandeur des États-Unis ” (Pierre de Sernaclens, p. 343).

“ Le connard suscite très fréquemment une haine immédiate et violente. C'est qu'il a ceci de spécifique de se croire au-dessus des règles, des codes et des autres. Souvent à tort, objectivement. Mais l'espèce de violence qui est la sienne lorsqu'il proclame (explicitement ou implicitement) son immense sentiment de supériorité à la face du monde, crée chez ses interlocuteurs, soit une rage véhémente et incontrôlée, soit une hébétude paralysée ” (Emmanuelle Piquet, pp. 385-386).

3. Mais il faut constater que les outils de communication électronique mis dans toutes les mains et qui pourraient aider l'intelligence humaine ont, aujourd'hui (crise de jeunesse?), un effet qui amplifie les “ conneries ”

“ Les spéculations sur l'autonomie des machines qui “ apprennent toutes seules ” sont des mythes: les machines ne savent pas transférer les compétences acquises d'un domaine à un autre, alors que le transfert analogique est un des mécanismes de base de l'intelligence humaine. La force des ordinateurs, c'est la puissance de la mémoire de travail et des capacités de calcul foudroyantes ” (Jean-François Dortier, p. 45)

“ La production de foutaise, qui était endémique dans la presse, est devenue pandémique dans les médias, dans Internet et dans les réseaux sociaux, qui la diffusent à dose tellement massive qu'elle est devenue une force politique. Elle fait partie de ce que l'on appelé l'ère de la “ post-vérité ”, qu'il faudrait bien plus appeler l'ère de la foutaise: la production d'un type de discours et de pensée dans lequel on ne se soucie plus de savoir si ce qu'on dit est vrai, mais où seul compte l'effet produit. La foutaise est à la fois bête parce qu'elle est hors de contrôle, et habile parce qu'elle se trouve au service de stratégies politiques et de propagande.
“ Le doute, au contraire, l'inquiétude intellectuelle, s'oppose à la connerie, et figure en bonne place parmi les précieux antidotes aux délires de l'idéologie.
La perte du sens commun.
L'éclatement idéologique actuel, favorisé entre autres par des algorithmes et des réseaux sociaux qui engendrent une culture de niche et relient entre eux les membres de groupes divers, facilite la diffusion de jargons qui échappent de plus en plus à la langue commune. Dans le même temps, ces mêmes réseaux rendent poreuses les frontières desdits groupes affinitaires en faisant naître une confusion entre ce qui est privé ou semi-privé et ce qui devient public, et donc entre ce qui peut ou ne peut pas être dit publiquement ” (Patrick Moreau, p. 220).

“ Même si c'est dans leur langage, qui n'est pas le mien, ces commentateurs isolés cernent parfaitement ce qu'est la connerie à l'ère des réseaux sociaux: la formulation de jugements sans appel réduisant la vie à l'apparence, et érigeant en normes de la communication “ un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ”…” (François Jost, p. 292).

“ La question qui se pose à nous est donc de savoir jusqu'où peut aller notre connerie, et jusqu'à quel point elle peut proliférer sous l'impulsion de plateformes technologiques qui semblent avoir été conçues pour l'exploiter, l'augmenter et la faire rayonner aussi loin et aussi vite que possible. ” (Sebastian Dieguez, p. 330).

“ Les écrans rendent-ils les enfants stupides?
C'est une excellente question dont nous ne connaîtrons pas la réponse avant des années. À mon avis, ils vont aider les enfants à développer leur intelligence autrement. On observe une certaine panique morale à propos des écrans, mais disproportionnée par rapport à nos connaissances réelles sur le sujet. C'est toujours ce qui se produit après les avancées technologiques, régulièrement accusées d'affecter l'intelligence des gens. Un exemple célèbre est Socrate condamnant la lecture parce qu'elle dispense de développer sa mémoire. Il avait raison, on ne connaît plus Homère par cœur! Mais nous avons tiré d'autres avantages de la lecture … Il est tout à fait possible qu'aujourd'hui les enfants soient en train de s'adapter aux nouvelles technologies pour développer de nouvelles formes d'intelligence, au prix peut-être de la capacité de mémorisation, par exemple. Si vous pouvez avoir la réponse immédiate à une question, pourquoi mémoriser a priori les informations? Et si vous disposez de toutes les informations du monde au bout de vos doigts, il est difficile d'imaginer que ça va vous abêtir … ” (Alison Gopnik, pp. 405-406).

En guise de conclusion

Ce petit recueil permet une vraie réflexion sur le statut et le fonctionnement de ce qui est proprement humain dans l'intelligence. Et ce, à une époque où l'“ intelligence artificielle ” peut donner des illusions sur l'avenir humain de l'intelligence!
Les excès divers d'aujourd'hui sont probablement les apprentissages d'un nouveau mode d'intelligence humaine dont les fonctionnements, assistés par des prothèses intellectuelles diverses (notamment des prothèses de “ mémoire ”) ne montreront leurs effets positifs et maîtrisés que d'ici une ou deux générations!
Mais du fait de l'incarnation (psychologique notamment) nécessaire à la vraie humanité d'une intelligence, et sans laquelle il n'y aurait ni sens des limites, ni créativité (notamment par le mécanisme de l'analogie), il faut accepter l'existence “ sociale ” de la connerie comme à d'autres époques, le “ fou du roi ” était présent à la Cour, tout comme le Satan est présent à la Cour divine selon le Prologue du Livre de Job!

R.F. Poswick