Jean Ladrière: un penseur pour la culture numérique

Juin 2020

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Au-delà des inventeurs de la science et des technologies de l'informatique et de l'« information artificielle » (traduction plus fidèle du faux amis véhiculé partout sous la forme anglo-saxonne d'« intelligence artificielle ») certains penseurs du 20ième siècle finissant et du 21ième siècle nous aident à prendre une certaine distance pour réfléchir à l'impact de ces inventions sur l'homme et sur la société qu'il développe du fait de l'invasion généralisée et planétaire des Technologies de l'Information et de la Communication (TIC) au point d'en faire une « culture »!

Au-delà d'un Marshal McLuhan, d'un Jacques Ellul ou d'un Michel Serres, on n'a pas encore mis suffisamment en évidence l'apport, en ce domaine, de Jean Ladrière (1921-2007), professeur à l'Université Catholique de Louvain (UCL).

Je voudrais attirer l'attention sur ce penseur en mettant en évidence l'une de ses lignes de réflexion qui porte directement sur l'impact théorique et pratique de la science et de la technologie sur les cultures [N.B. : La présente note a été inspirée par la donation par G. Florival, une proche collaboratrice de Jean Ladrière, d'un important nombre de livres de Jean Ladrière au Centre de Documentation du Computer Museum NAM-IP].

On a publié en 1977 (Aubier-Unesco) la série de cours que Jean Ladrière a donné, dans le cadre de l'UNESCO, sous le titre Les Enjeux de la Rationalité. Le Défi de la Science et de la Technologie aux Cultures (réédité au Canada, avec des mises à jour, en 2001). Des textes à compléter par le recueil de conférences publié par Fides (Canada) en 1997 sous le titre L'Éthique dans l'Univers de la Rationalité.

Deux textes tirés de ce dernier volume éclaireront l'ensemble de ce que l'on pourrait retenir de sa pensée en ce domaine tout en attestant du caractère permanent de cet axe de pensée dans sa longue carrière.
1. « Le problème essentiel d'une réflexion éthique dans le contexte de la science moderne, c'est celui d'une restauration de l'unité de l'homme par-delà la distance qui se creuse dans son existence entre le vécu et le construit » (op. cit. p. 206).
2. « La distanciation objectivante met en quelque sorte l'être humain à l'extérieur de lui-même. Au contraire, le propre de la réflexion c'est de ramener l'être à lui-même, à partir de sa dispersion, c'est de le réunir en quelque sorte avec lui-même, en ce foyer d'unification qui est le soi humain, le cœur de l'authenticité » (op. cit. p. 307).

Mais le programme d'une telle réflexion est déjà très clairement énoncé au début du recueil de 1977:

« Si, à certains égards, la science, en tant que système particulier de représentation, et la technologie, en tant que système particulier d'action, ne sont que des sous-composantes de la culture, en un autre sens elles s'en détachent pour constituer des systèmes largement autonomes, en interaction avec la culture, mais s'opposant à elle comme l'universel au particulier, l'abstrait au concret, le construit au donné, l'anonyme au vécu, le systémique à l'existentiel. C'est pourquoi il devient urgent de s'interroger sur les modalités de l'interaction entre science et technologie d'une part, culture d'autre part, et plus spécialement de se demander comment la science et la technologie affectent l'avenir des cultures, soit dans le sens d'une désintégration progressive, soit dans le sens de l'élaboration de nouvelles formes culturelles » (op. cit. p. 18).

Par rapport à ce programme, on trouverait beaucoup de traits de l'analyse de Jean Ladrière pour décrire une « désintégration progressive » des cultures plutôt que l'élaboration de « nouvelles formes culturelles ». Il va même jusqu'à dire: « Il est possible qu'un jour, sous l'action de la science et de la technologie […] nous aboutissions à une culture universelle, uniforme et relevant entièrement du ''construit'' » (op.cit. p. 17). En effet, « ne pouvant s'intégrer dans les totalités culturelles traditionnelles, [science et technologie] y introduisent une perturbation destructrice » (op. cit. p. 103).

Jean Ladrière en décrit le développement, notamment à travers celui de l'informatique qui peut mener à une productivité entièrement programmée et sans recours à des ressources humaines: « Comme on l'a souvent fait remarquer depuis la 'révolution cybernétique', alors que la première phase du développement technologique moderne a été caractérisée par la production d'engins capables de relayer et d'amplifier le système musculaire de l'homme, la deuxième phase en a été marquée par la fabrication d'engins capables de prolonger et dans une certaine mesure de remplacer le système nerveux. La première génération de machines a été placée sous le signe de l'énergie, la seconde est placée sous le signe de l'information. Si le moteur (quelle qu'en soit la source d'énergie) est typique de la première génération, la calculatrice électronique l'est de la seconde. Or les machines qui transportent, utilisent ou transforment de l'information sont caractérisées par une autonomie relativement grande de fonctionnement: elles peuvent effectuer des opérations en série selon un programme préétabli, et les programmes sont de moins en moins de type rigide, ils introduisent de plus en plus de possibilités de choix et ainsi, en un sens, d'imprévisibilité. Elles permettent d'ailleurs de monter des systèmes complexes, combinant des machines énergétiques avec des dispositifs de contrôle, qui constituent des automates complets, capables de « percevoir », de « décider » et d'agir, de façon éventuellement très polyvalente. Ainsi l'on commence à installer en différents endroits des usines entières presque complètement automatisées »(op. cit. pp. 106-107).

Ce qui l'amène à conclure que parmi les déformations possibles dues à ces impacts « il y a comme une absorption du champ des significations dans un horizon de fonctionnement délimité par les propriétés des objets techniques, la seule mise en œuvre toujours plus efficace et toujours plus exigeante de ces objets tend à se substituer aux finalités pour lesquelles ils avaient d'abord été conçus » (op. cit. p. 109).

On croirait entendre ici l'écho de Georges Bernanos dans La France contre les Robots (1945) : «Le danger n'est pas que les Machines fassent de vous des esclaves, mais qu'on restreigne indéfiniment votre liberté au nom des Machines, de l'entretien, du fonctionnement, du perfectionnement de l'universelle machinerie. Le danger n'est pas que vous suiviez aveuglément la collectivité ‒ dictateurs, État, parti ‒ qui possède les Machines, dispose des Machines, vous donne ou vous refuse la production des Machines. Non, le danger n'est pas dans les machines, car il n'y a pas d'autre danger pour l'homme que l'homme lui-même. Le danger est dans l'homme que cette civilisation s'efforce en ce moment de former ”.

Mais, pour Jean Ladrière, si « la science et la technologie tendent à constituer des systèmes qui s'autonomisent, on ne saurait cependant en tirer simplement la conséquence qu'elles constituent par excellence le lieu de la volonté libre » (op. cit. p. 147). Il pense que science et technologie devraient pousser beaucoup plus loin leurs développements pour permettre à l'humain de mieux connaître les lois d'évolution des systèmes et des individus vivants, ainsi que des sociétés pour « agir sur eux en pleine connaissance de cause, de façon à mieux assurer leur évolution dans la direction qu'ils indiquent eux-mêmes … en limitant ainsi les facteurs de perturbation … » (op. Cit. pp. 147-148). Et, ici, l'on n'est pas très loin de l'idée de Teilhard de Chardin qui appelle de ses vœux une humanité qui se prendrait enfin en main: « Nous avons certainement laissé pousser jusqu'ici notre race à l'aventure, et insuffisamment réfléchi au problème de savoir par quels facteurs médicaux et moraux il est nécessaire, si nous les supprimons, de remplacer les forces brutales de la sélection naturelle. Au cours des siècles qui viennent, il est indispensable que se découvre et se développe, à la mesure de nos personnes, une forme d'eugénisme noblement humaine. […] Usage optimum des puissances libérées par la Machine. […] Géo-économie, géo-politique, géo-démographie. L'organisation de la Recherche s'élargissant en une organisation raisonnée de la Terre. » (Le Phénomène Humain, Seuil 1955, pp. 314-315 – écrit entre 1938 et 1940)!

Ce développement de connaissances et d'actions techniques donne, selon Jean Ladrière, de nouvelles responsabilités éthiques pour l'humain: « La figure de l'homme n'est pas achevée, c'est dans l'action qu'elle se façonne et se découvre peu à peu à elle-même » (op. cit. p. 156), car c'est par la science que l'humain peut aussi prendre conscience de ses limites. « Il y a, à l'heure actuelle, une prise de conscience des limites qui est profondément significative. De façon très visible, le développement scientifico-technique rencontre aujourd'hui, de fait, certaines limites. On l'a bien vu avec la crise de l'énergie et, de façon plus générale, avec les problèmes des ressources et de l'environnement. Il vient un moment où l'on est obligé de se rendre compte qu'il n'y a pas de croissance quantitative – non plus que qualitative – illimitée, parce que la portion d'univers à partir de laquelle et sur laquelle nous pouvons agir est finie et même relativement réduite. Mais en même temps que se manifestent ces limites de fait, la réflexion commence à mettre à jour les limites de droit qui tiennent à la nature même du projet scientifique et de son prolongement technisiste » (op. cit. pp. 191-192).

Et cela ramène le penseur à son programme initial: impact de la pensée scientifique et de l'action technique sur la culture (et donc sur l'humain): « La science et la technologie ont bien un sens en elles-mêmes, en tant qu'elles sont sous-tendues par des valeurs spécifiques, mais leur essence même les rend incapables de fournir un ancrage à l'existence, qui ne se définit que par le point de vue particulier qu'elle ouvre sur le monde. L'idéal de la science et de la technologie, c'est au contraire la suppression de tout point de vue, à quoi correspondent les présupposés de l'ontologie formelle. Et par ailleurs elles ne connaissent et ne proposent d'autres finalités que leur propre croissance indéfinie. L'éthique, comme on l'a souligné, va plus loin, elle porte en elle le vœu d'une réalisation effective de la liberté et d'une réconciliation universelle qui doivent pouvoir recueillir en elles la particularité des existences. Il n'y a d'effort éthique qu'à partir des circonstances concrètes de l'enracinement; la liberté ne peut se construire qu'en assumant en elle la contingence, l'opacité et la pesanteur des vies singulières » (op. cit. pp. 197-198).

C'est, de façon plus large, ce que tente de faire le regroupement d'articles publiés en 1997 (voir p. 10 de L'Éthique dans l'Univers de la Rationalité, Artel-Fides) que je répète ici:
 « L'idée de nature doit désormais être comprise à partir de l'idée de maîtrise » (ibid. p. 305). Et « l'accroissement de la maîtrise ouvre de nouvelles possibilités à l'action proprement humaine […] et, finalement, le problème essentiel d'une réflexion éthique dans le contexte de la science moderne, c'est celui d'une restauration de l'unité de l'homme par-delà la distance qui se creuse dans son existence entre le vécu et le construit » (ibid. p. 306). Car, « la distanciation objectivante met en quelque sorte l'être humain à l'extérieur de lui-même. Au contraire, le propre de la réflexion c'est de ramener l'être à lui-même, à partir de sa dispersion, c'est de le réunir en quelque sorte avec lui-même, en ce foyer d'unification qui est le soi humain, le cœur de l'authenticité » (ibid. p. 306-307).

R.F. Poswick