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Interface  n° 127  Juin 2012

Antoine Michaux, La Frange du manteau.
Récit de pèlerinage

[À titre d'hommage au P. Antoine Michaux, on trouvera ci-dessous, le premier des Récits de pèlerinage qu'il rédigea en 1979-80 et qu'à l'époque I&B avait espéré publier]

La Frange du manteau

Nous regardions par la fenêtre, ce jeudi qui suivait le dimanche de la Trinité [Ce devait être le 21 juin 1962]. Il faisait superbe en ce premier jour de l'été et les gens, la procession de la Fête-Dieu terminée, s'étaient assis au bord des pelouses de l'esplanade et mangeaient leur casse-croûte.

Ils étaient des centaines [décrivant cette même fête, le 14 juin 1914, un journaliste du Rappel de Charleroi écrivait: «l'église… est comble: trois à quatre mille personnes y sont tassées; il en reste encore plus dehors»] à se tenir ainsi tranquillement par familles entières et ce calme contrastait avec la manifestation de ce matin qui harmonisait si bien la liturgie et la foi populaire.

Devant nos yeux cependant une forme bougeait. Elle marchait en se baissant. Au début, nous ne comprenions pas. Mais c'était bien ça: une femme ramassait les pétales de roses et de fleurs dont on avait jonché la route devant la procession du Saint Sacrement.

Les enfants, qui observaient avec moi les gestes étranges de cette femme remplissant son panier de fleurs maintenant piétinées, étaient ceux-là mêmes qui les avaient jetées sur le chemin quelques heures auparavant.

La personne était déjà âgée et manifestement de la campagne. Elle nous vit, mais ne se laissa pas distraire de son occupation. Comme une poule affamée picore rapidement les grains éparpillés devant elle, on aurait dit que sa détermination allait les faire bientôt tous disparaître.

Les enfants ne comprenaient pas. Ils trouvèrent d'abord que c'était imbécile de ramasser des fleurs fanées. Et comme je leur disais que c'était par piété, parce qu'elles avaient été en contact avec la procession du Saint Sacrement, ils ne l'admirent pas davantage. Ils prononcèrent un mot que je ne croyais pas appartenir déjà à leur vocabulaire: superstition. Il y avait à la fois de la moquerie, de la supériorité et de la condamnation dans leur jugement [Devant tant d'impertinence, on se prend à envier le prophète Élisée que deux ourses vinrent délivrer des quarante-deux jeunes garçons moqueurs du chemin de Béthel (2 Rois, 2.23-24)].

J'ai souvent repensé à cette vieille femme de la Fête-Dieu et, même si on a supprimé cette procession, son esprit perdure parmi les pèlerins.

Ils veulent toucher Dieu.

Mais Dieu est toujours au-delà de notre préhension. À moins que Dieu, comme l'explique justement la liturgie de la Fête-Dieu, ne se laisse toucher.

Ainsi cette femme – qui ressemble à la glaneuse des fleurs et des pétales de roses à Maredsous – ainsi cette femme qui souffrait depuis douze ans d'un flux de sang et qui avait dépensé en pure perte tout son avoir en frais de médecins…Il y avait grande foule et elle ne pouvait approcher Jésus. Alors, elle dit: «Si je puis seulement toucher la frange de son manteau, je serai guérie».

Ce qu'elle fit et son flux de sang s'arrêta. Quant à Jésus qui avait senti une force sortir de lui, il se retourne et demande: «Qui m'a touché?» À cette question les disciples lui répondent avec une nuance d'effronterie: «On te presse de toutes parts et tu demandes: Qui m'a touché!»

La femme alors, toute tremblante d'avoir été découverte, s'approche de Jésus. «Femme, ta foi t'a sauvée», lui dit-il [Voir Matthieu 9.20-22; Marc 5.25-34 et Luc 8.43-48].
La foi populaire des pèlerins! [On commence à rendre justice à la foi populaire. On pourrait méditer sur les Prières secrètes du Français d'aujourd'hui de Serge Bonnet (Cerf, 1976). Quant au petit livre traduit par Margarita Moyano Llerena, Vers une pastorale populaire – Recherches en Argentine (Bruxelles, 1976), on ne saurait assez le recommander à l'étude et à la méditation, même si des transpositions restent à opérer pour l'adapter de l'Amérique latine à nos pays occidentaux. - écrit le 2 mars 1979].

La foi souvent tellement proche de l'Évangile que l'aumônier du pèlerinage sera plusieurs fois amené à se demander à son tour: «Qui m'a touché?»

Il y a bien évidemment de la superstition au pèlerinage. C'est alors la pathologie de la foi et cela donne lieu, ou bien à un enseignement sous forme de dialogue ou bien à des malentendus.

Mais il y a aussi la foi authentique, souvent populaire (mais pas toujours) comme dans cet exemple de la vieille paysanne de la procession de la Fête-Dieu.

Il me semble que cette foi est également évangélique ou chrétienne. Si bien que pèlerins et aumônier, nous pourrions attester avec saint Jean de ce que nous avons entendu, vu de nos yeux et de ce que nos mains ont «touché» du Verbe de Vie [1 Jean 1.1].

Mes récits de pèlerinage témoignent de ce qu'une force continue de sortir de nous, dans la mesure-même où les pèlerins continuent de venir toucher la frange des vêtements du Christ.

P. Antoine Michaux, o.s.b. (†) 

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