Mémoire de la culture numérique (3)

Avril 2022

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Nous poursuivons ici notre recherche sur les modalités de préservation mémorielle des différentes aspects du patrimoine culturel spécifiquement lié à l'utilisation de plus en plus universelle de l'électronique. Si la notion de Patrimoine Culturel Immatériel (PCI) a déjà pu faire l'objet de réflexions et de réalisations dans les milieux responsables de préserver la mémoire culturelle de l'humanité (notamment dans le cadre “muséal”), la notion de Patrimoine Culturel Numérique semble seulement émerger lentement et de façon dispersée. Un domaine à explorer et développer donc pour ceux qui ont cette problématique professionnellement sous les yeux depuis plus de 40 ans!

Le Patrimoine Culturel Immatériel (PCI) comprend-il le Patrimoine culturel numérique?

André Gob rappelle que c'est en 2007 que l'ICOM a ajouté la notion de “patrimoine immatériel de l'humanité” dans sa définition des tâches fondamentales et des objectifs d'un musée (voir: A. Gob et J.-L. Postula, Patrimoine culturel immatériel et musée. Acquérir, conserver, étudier, exposer et transmettre, dans Fr. Lempereur (éd.) Patrimoine culturel immatériel – Manuel, Presses Universitaires de Liège, 2017, p. 135).

Appuyées sur des ouvertures de l'UNESCO (présentées dans le recueil cité par Fançoise Lempereur aux pp. 231-245), les recommandations et perspectives de l'ICOM sur ce sujet ont fort progressé depuis cette publication. L'ICOM a, en effet, créé en 2018 un Groupe de Travail “Préservation du Numérique”, avec des recommandations actées à la Conférence triennale de l'ICOM à Kyoto en 2019 (voir le site web du CIDOC).

La description de ce qui est pris en compte comme PCI (Patrimoine Culturel Immatériel) aux dates de la publication liégeoise (2007, 2017) est majoritairement et clairement limité à des réalités folkloriques ou artisanales. J.-L. Postula se rend compte de cette limite et tente d'ouvrir les utilisateurs de ce “Manuel” à une extension de l'attention muséologique:
“Des thèmes comme les pratiques festives, les modes de vie et les savoir-faire liés à l'artisanat et aux métiers ont été beaucoup étudiés par le Musée dans le passé. Il est important de continuer à s'y intéresser afin de faire ressortir les évolutions, les différences, les nouveautés au cours du temps. Cette continuité s'avère cependant nettement insuffisante au regard de la volonté du nouveau musée d'adresser des questions et des problématiques de la société actuelle. Un élargissement des thématiques est indispensable…” (p. 144).

Le volume créé par l'Université de Liège sous la direction de Françoise Lempereur n'aborde que très timidement et indirectement la question du patrimoine culturel immatériel spécifique qui se développe depuis l'extension galopante de la “culture numérique”.

L'article d'Anne-Sophie Collard, Enjeux de la communication numérique sur le patrimoine culturel immatériel: du multimédia au transmédia (pp.185-193) évoque la question. Mais son analyse se limite pratiquement (si pas exclusivement) à l'aspect multi-médiatique auquel sont confrontés depuis une vingtaine d'années à peine, tous les développements muséographiques.
“Comment concevoir un projet de communication numérique sur le PCI?” (p. 186).
Elle répond à cette question en exploitant largement les travaux de Henry Jenkins, La culture de la convergence. Des médias au transmédia. Paris, Armand Colin, 2013.
Et elle résume comme suit les conclusions qu'elle tire de cette recherche qui se fonde encore sur une vision traditionnelle du PCI:

En effet, les différentes caractéristiques du PCI laissent penser à des articulations possibles avec des projets transmédiatiques: le PCI met l'accent sur des pratiques plus que sur des objets; il comporte un caractère dynamique qui met au centre la transmission et la communication plutôt que la simple préservation; il s'agit d'un processus plutôt que d'un produit; les communautés qui portent le PCI sont importantes dans ce processus et elles doivent être préservées; le patrimoine implique une gestion du bas vers le haut, induisant la participation des groupes concernés, depuis le choix du bien valorisé jusqu'à son interprétation et sa communication.
Au départ de ces caractéristiques, nous identifions quatre enjeux que pourrait rencontrer un projet de communication transmédia sur le PCI: la mobilisation d'une communauté; la participation des membres de celle-ci; la conservation et la transmission du patrimoine de manière dynamique; la communication d'un patrimoine vivant, pouvant prendre diverses formes médiatiques (pp. 190-191).

Et encore:

Un projet de communication sur le PCI ne s'inscrit pas dans une logique de divertissement qui laisse une large place à l'imagination et à la fiction. Sa logique est davantage culturelle voire citoyenne et s'ancre dans une réalité. En outre, lorsqu'il s'agit de faire participer une communauté de fans à un univers narratif, il serait davantage question dans le cadre du PCI de faire participer une communauté socio-culturelle à ce que représente ce patrimoine pour cette communauté. Enfin, le story-telling transmedia est souvent soutenu par un modèle économique de franchises, impliquant des stratégies de fidélisation et/ou de promotion; alors qu'un projet de communication sur le PCI n'a pas nécessairement une visée économique de ce type-là, visée qui pourrait même dénaturer le sens d'un tel projet (p. 191).
L'immersion dans une production transmédia ne remplace pas la rencontre elle-même avec les pratiques des communautés, elle en est une transformation (qui peut) éveiller ses publics et les conduire à cette rencontre (p. 193).

Mais, comme on peut le voir, rien n'est dit sur la préservation spécifique du multimédia numérique et moins encore du numérique “natif” (c'est-à-dire des éléments culturels créés directement avec des moyens numériques et conservés sous forme numérique)… même si sa “présentation muséale” peut inspirer une réflexion sur l'usage critique des possibilités offertes par le transmédia!

Dans le seul domaine de l'art numérique, il serait intéressant d'évaluer la façon dont des créateurs comme le KIKK Festival de Namur, conservent les traces des productions numériques qu'ils ont suscitées depuis plus de 10 années.
La même enquête mériterait d'être faite auprès des responsables des très intéressantes expositions d'art électronique présentées par la Fondation d'EDF à leur siège de Paris en 2017 et 2018.

Pour rappel, dès les années 1980ss et en lien avec les grandes Foires “informatiques” (Hanovre, Las Vegas), on a publié sur ce sujet: David Galloway, ArtWare, Kunst und elektronik, Hanovre,1988 à 1990 (7 publications), Isaac Victor Kerlow, Computers in Art and Design, Las Vegas, 1991. Mais également: Richard Castelli et alii, Robotic Art Robotique, Exposition Monumentale, Cité des Sciences, Paris, 2014-2015.

C'est encore l'imprimé qui sauve la mémoire d'un art créé et géré informatiquement!
Les créations ont-elles été préservées sous leur forme électronique?