La mort: la Loi et l'Esprit

Juin 2021

Le message biblique et évangélique autour de la finitude et particulièrement de la fin de la vie humaine a consolidé des habitudes humaines héritées d'autres cultures et d'autres siècles (voire millénaires), comme le fait d'ensevelir les morts en terre (au lieu de les faire disparaître par crémation comme il est de coutume aux Indes et ailleurs, ou de les laisser dévorer par les vautours en Mongolie ou dans d'autres cultures éloignées de l'Occident gréco-romain et judéo-chrétien).

                 

Les Églises chrétiennes ont assumé cet héritage. Et il a fallu arriver au 20ième siècle pour qu'elles ne considèrent plus la crémation comme un acte blasphématoire et donc rejeté! Il en va de même relativement à l'attention ecclésiale envers les suicidés: bannis jadis de toute sépulture ou rite d'adieu chrétien; aujourd'hui, les communautés les plus ouvertes veulent au moins témoigner un geste de miséricorde posthume par rapport à un acte qui a peut-être exprimé à tous les douleurs de quelqu'un dont la communauté humaine n'a pu assumer les difficultés du vécu et du ressenti. Le risque devant de telles situations est de perpétuer la réaction de Caïn interpellé par Dieu après l'assassinat d'Abel: “ Suis-je le gardien de mon frère? ”. Par ailleurs, le geste de “ donner sa vie ” pour qu'un autre (ou d'autres) puissent vivre, a toujours été considéré comme un geste d'imitation intégrale du geste-même de Jésus de Nazareth, qui a donné sa vie pour le salut du monde! Comment donc et dans quelles circonstances, le chrétien ou l'humain est-il sollicité, par la vie, au devoir de “ donner sa vie ” pour en sauver d'autres? Cette question mérite une large réflexion à l'échelle des questions planétaires qui se posent à l'humanité tout entière et qui pourraient conditionner l'existence future de cette humanité!

Commençons par prendre conscience de ce que tant le grand frère Juif (voir l'apport de la rabinne Delphine Horvilleur) que la chrétienté réfléchissent et qu'une pensée mûrit autour de ces questions fondamentales. Et, si nous sommes croyants chrétiens, sachons percevoir l'Esprit de Dieu à l'action à travers toutes nos limitations!

L'actualité de cette réflexion est bien marquée par le foisonnement de publications dans ce domaine. En “introduction” j'en présente donc trois, à mon avis “significatives” pour celui qui croit au Dieu d'Abraham, de Moïse et de Jésus de Nazareth!

1. Le Bon Samaritain, Lettre sur le soin de personnes en phases critiques et terminales de la vie (publiée notamment en français par les Éditions Artège en mars 2021, 86 pages.

Signe des temps, Rome (Vatican) par la voix très officielle de sa Congrégation pour la doctrine de la Foi, publie cette Lettre, soumise au Pape François le 25 juin 2020 et publiée par la Congrégation le 14 juillet 2020.

Ce texte en 5 Chapitres, énonce, au Chapitre 5, et en 12 points “L'enseignement du Magistère” sur ces sujets (pp. 35 à 81), soit la partie la plus importante en volume de cette Lettre!

Les 4 premiers Chapitres constituent donc comme une longue introduction “pastorale” à ce Chapitre 5.
Chapitre 1: Prendre soin du prochain.
Chapitre 2: L'expérience vivante du Christ souffrant et l'annonce de l'espérance.
Chapitre 3: Le cœur qui voit du Samaritain: la vie humaine est un don sacré et inviolable.
Chapitre 4: Les obstacles culturels qui obscurcissent la valeur sacrée de toute vie humaine.

Dans l'Introduction, la Lettre constate:

La gestion organisationnelle ainsi que l'articulation et la complexité élevées des systèmes de santé contemporains peuvent réduire la relation de confiance entre le médecin et le patient à une relation purement technique et contractuelle. Un tel risque pèse lourdement sur les pays où sont adoptées des lois légitimant les formes de suicide assisté et d'euthanasie volontaire des patients les plus vulnérables. (p. 8).

La Suisse, la Belgique, le Luxembourg, la Hollande, le Canada ... sont directement visés par ces propos!!

Les rappels doctrinaux sont plutôt restrictifs et seules les “thérapies analgésiques” sont expressément tolérées à condition qu'elles ne se présentent jamais comme un accord pour supprimer une vie, mais seulement comme le soulagement d'une trop grande douleur du patient. Le refus de l'acharnement thérapeutique est décrit positivement dans les mêmes conditions. Mais, liés à ces remarques, tout le paragraphe 6 du Chapitre 5 est consacré à “L'accompagnement et les soins prénatals et pédiatriques” (pp. 55-60), introduisant le problème des avortements thérapeutiques dans le même ensemble de réflexions que celles portant sur la fin de vie d'un adulte conscient.
Le paragraphe 11 de ce Chapitre “doctrinal” est particulièrement raide par rapport aux personnes qui se seraient inscrites auprès d'une association pour recevoir l'euthanasie ou le suicide assisté, une inscription à laquelle l'intéressé doit renoncer s'il veut bénéficier des “derniers sacrements” !! (pp. 73-75).

On peut se demander pourquoi cette Lettre a été produite par la Congrégation pour la doctrine de la Foi alors qu'il existe un Conseil Pontifical pour la Pastorale des Services de Santé qui a publié en 2016 (promulguée au début de 2017) une Nouvelle Charte des Personnels de Santé, fréquemment citée en note, particulièrement dans les 4 premiers Chapitres. Un texte qui ne semble pas accessible dans le site web du Vatican! Y aurait-il des rétentions dans la communication du Vatican?

Face à ces “rappels” assez rigides, l'attitude pastorale de l'Église, sur le terrain, est probablement plus proche de la démarche authentique d'un “Bon Samaritain” comme nous l'enseigne un directeur de Séminaire!

2. Joël Pralong, Pourquoi avons-nous si peur de la mort. Faire face et trouver la paix intérieure, Éditions Artège (Groupe Elidia), 2021, 160 pages.

Le supérieur du Séminaire catholique de Sion (Suisse), actuellement rassemblé avec d'autres à Fribourg (Suisse), saisit l'occasion de la pandémie covid-19 et du spectre de mort qu'elle engendre pour proposer une réflexion pleine de bon sens, mais aussi pleine de foi sur la réalité humaine et chrétienne de la finitude.

Il part des constats sociologiques et anthropologiques les plus évidents, comme ce propos d'un sociologue Suisse dans L'Echo Magazine du 22 avril 2020:

Avant [la pandémie covid-19] je rencontrais des gens qui me disaient : Crettaz, la mort, ne nous enquiquine pas avec ça: nous, on veut vivre! Aujourd'hui, devant cet ennemi invisible, même les plus je-m'en-foutistes se sentent concernés. On est obligé de réfléchir: d'où vient le mal? Qui nous l'envoie? Dieu? La nature qui se venge? Interrogations tragiques: car, nous savons, cette épidémie peut disparaître, d'autres reviendront”!

Face à cette “peur”, l'Auteur propose ceci:

Ce livre voudrait aborder la “pandémie de la peur” liée au corona virus, cette peur panique qui s'est infiltrée dans toutes les nations du globe. Qui a jeté une partie de l'humanité dans l'isolement. Et a, du coup, dévoilé le vide existentiel et spirituel qui habite le cœur de nos contemporains. Une odeur de mort est venue empester le mythe de l'éternellement jeune, et ces paroles venues du fond des âges: “Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière” (cf. Genèse 3.19) sont devenues d'une impressionnante réalité. À cet homme “empoussiéré”, qui peine à respirer, l'Église aurait-elle un message à délivrer? Comme un souffle nouveau dans ses narines, embaumé d'un parfum d'Évangile? Certainement! C'est du moins le défi de cet ouvrage. (p. 12)

Face à la peur, l'Auteur pointe les différentes réactions psychologiques, souvent peu “réfléchies” ni très utiles. Il montre aussi les “protections intelligentes” dont il faut se munir: prudence, justice, maîtrise de soi. Il faut avoir le courage d'avoir peur!

Au chapitre 2 : Dieu et les catastrophes naturelles selon la Bible (pp.29-50) l'Auteur montre que l'homme est créé fragile, qu'il a donc peur, et que l'on trouve cette peur tout au long du message biblique, et, que, surtout, Jésus de Nazareth n'a pas été épargné par cette peur qu'il a affronté volontairement.

Il ne faut pas avoir peur de voir la mort en face (chapitre 3), et notamment de voir comment elle fait partie intégrale de la nature qui donne “un grand enseignement sur la vie et la mort” (p. 59): un mécanisme de la création où l'on peut lire que “La mort est du côté de l'amour”?

Et si la mort n'était rien d'autre qu'une question d'amour? D'un amour qui aspire à vivre toujours, pour l'éternité? N'y a-t-il pas dans notre âme un puissant souffle d'amour qui cherche à être aspiré par un autre amour? - qu'il m'embrasse à pleine bouche! Car tes caresses sont meilleures que du vin, chante le Cantique biblique (Cant. 1.2) – Ne dit-on pas que l'amour est plus fort que la mort, et donc qu'il est immortel? Certes, mais l'amour n'est pas immortel par lui-même. Il crée en nous le désir de l'immortalité, le désir de revoir une personne aimée, par exemple, car l'amour ne peut accepter de laisser partir l'aimé. Même si l'immortalité est une revendication du cœur, nous savons bien que nous ne pouvons pas retenir l'ami, nous devons nous résigner à le laisser aller, même si le cœur ne peut se résoudre à l'absence. Il y a en lui quelque chose qui résiste et qui fait penser que l'être aimé n'est pas loin. Le philosophe Gabriel Marcel écrit: Aimer quelqu'un, c'est lui dire: toi, tu ne mourras pas! En réalité, seul le Christ qui est mort de notre mort par amour, peut donner crédit à ce cri du cœur face à l'aimé… La raison de la résurrection, en définitive, n'est rien d'autre qu l'amour du Père pour le Fils… et pour nous, moyennant notre adhésion à l'amour du Christ. L'immortalité ne réside qu'en Dieu, car Dieu est amour. (pp.63-63).
Et notre corps alors? N'est-ce pas par notre corps que nous avons existé, aimé? Comment pourrait-il disparaître! Le corps est spirituel et le spirituel s'exprime par le corporel. Le pape Jean-Paul II ira même jusqu'à dire que “dans le corporel, le sexuel exprime le spirituel”! Donc tout ce qui appartient à notre personne est bon et promis à l'éternité. Mais dans l'éternité, notre corps aura subi une transformation, une transfiguration. … de quoi sera-t-il composé? Le corps animal devient spirituel (cf. 1 Corinthiens 15.42-44). (pp. 64-65).

Le futur pape Benoît XVI, le cardinal Ratzinger, explique que la

résurrection de la chair (notre Credo) est en somme la résurrection de la personne humaine, qui est un condensé de spiritualité corporelle et de corporéité spiritualisée, qui a mûri durant son existence terrestre, qui continuera à exister d'une autre manière que sur terre (cité dans Anselm Grün, Che cosa c'è dopo la morte? L'arte di vivere e morire, Paoline, Milano, 2009, p. 31). Nous ressusciterons bel et bien avec notre corps spirituel (pp. 66-67).

C'est que l'Heure de la mort est un moment crucial:

Quel est ce dernier moment? Où le situer? Lorsque la personne a rendu son dernier soupir? Avant ou après la mort? Il y a ce moment terrestre qui nous est perceptible, qui fait partie de nous. Mais, du côté de Dieu, de l'au-delà? Qui se place hors du temps et de notre espace, loin de nos calculs?
Du point de vue médical, la mort dite “clinique” signifie l'arrêt immédiat de l'activité cardiaque, puis cérébrale, une perte totale de la conscience. … Le Catéchisme de l'Église catholique nous dit que: La mort met fin à la vie de l'homme comme temps ouvert à l'accueil ou rejet de la grâce divine manifestée dans le Christ (n°1021). Quel est donc ce “temps ouvert”? L'expression relève de notre raison, mais la réalité nous échappe complètement, elle appartient au “temps de Dieu”, qui n'est plus le nôtre. Dans la continuité de ce que nous avons dit jusqu'ici, c'est le moment de la rencontre entre le Christ miséricordieux et la personne défunte (littéralement qui est “dé-fonctionnée”, qui ne fonctionne plus comme dans sa condition terrestre). La personne est en pleine conscience, elle se connaît maintenant parfaitement. Elle peut faire son choix, celui de suivre le Christ ou non. Tout reste ouvert. On peut avancer l'idée d'une illumination, où l'homme voit sa vie telle qu'elle a été vécue en présence de Dieu, l'autorisant une dernière fois, en toute connaissance de cause et en toute liberté, à accepter ou à refuser la lumière. Selon bien des mystiques, la seule question que le Seigneur posera est celle-ci: Veux-tu de mon amour? ... Il semble bien que l'agonie entre déjà dans le temps de Dieu.” (pp. 75-79)

Face à la peur de la mort, différentes attitudes se voient dans notre société: l'oubli de la mort d'abord:

Cette crise sanitaire nous aura permis de mettre à jour la peur fondamentale qui niche en nous, celle de la mort. Déjà, il nous est possible de dresser un bilan de nos réactions face à la peur. Quels sont les mécanismes de défense que nous avons érigés durant la crise de la Covid-19? Sains ou malsains? Qu'ont-ils révélé de notre façon d'être au monde, de l'habiter, de l'exploiter?… cela fait des décennies qu'on ne veut plus regarder la mort en face, la considérer pour ce qu'elle est... c'est la fin de tout, il ne faut surtout pas y penser!” (p. 83-84).

Pour d'autres “La réincarnation: ça fait moins peur! … En fait, on ne meurt pas vraiment, on transite vers un autre corps. ...” Alors que notre corporéité est unique, comme elle l'a été pour Jésus de Nazareth. Et selon les traditions orientales de réincarnation, on est dans le faux infini d'un nirvana que l'on n'atteint jamais! (pp. 87-93)

Quant au “Suicide assisté” il est “une main mise sur la mort”. Provoquer chimiquement la mort avant terme, par un poison, c'est priver les personnes de ce moment de vie d'une lucidité étonnante. “L'amour assisté”, voilà l'antidote au “suicide assisté”! Le malade grabataire reste une personne à part entière, capable d'un courage extraordinaire lorsqu'elle est aimée. Parce qu'elle existe pleinement. Mais une autre question me taraude l'esprit. La question de l'aide au suicide se pose uniquement dans nos pays riches, matérialistes, parce que c'est un luxe coûteux que d'y faire appel (En Suisse, il faut compter 10.000 euros pour bénéficier de cette aide). Tandis que dans les pays pauvres, la mort fait partie de la vie, le mourant est entouré par la famille, il est aimé, choyé, chouchouté, jusqu'à son dernier souffle” (pp. 99-101) “Il n'y a pas de commune mesure entre une personne qui demande la mort pour ne pas souffrir, et un martyr qui ne craint pas de l'affronter, de la désirer même, pour en faire un don sublime de sa vie, et à la vie de Dieu! De même que toute personne qui fait de sa mort un sacrifice offert au Seigneur, par amour. Dans les deux cas, la mort s'annonce comme un puissant credo à la vie! (p.103).

Cela commande une attitude positive et dynamique face au vieillissement. Et cela demande aussi qu'on ait le courage de parler de la mort:

Alors pourquoi ne pas oser parler de la vie qui fait craquer la mort, de l'amour qui traverse le néant? On cache la mort aux enfants de peur de les traumatiser, tandis qu'ils ne se privent pas de regarder des films d'horreur, et tant d'autres émissions télévisées, ô combien plus terrifiantes! Ce sont plutôt les adultes qui projettent sur les enfants leurs propres angoisses en faisant le déni de la mort (pp. 110-11).

Mais “il ne s'agit pas d'apprivoiser sa mort… mais bien de parler de la vie qu'elle annonce et véhicule. Pour nous y aider, nous avons besoin de rites, de rituels…” (p.112). Occasion de rappeler le caractère proprement humain de tous les rituels qui naissent avec l'émergence de l'humain hors de l'animalité et la richesse universelle, mais spécialement chrétienne, de tels rituels, tout comme de la célébration du deuil si bien illustrée par la rencontre de Jésus et de Marie-Madeleine: “La rencontre entre Marie Madeleine et Jésus ressuscité nous trace des pistes intéressantes (cf. Jean 20.11-18). Marie cherche le corps de Jésus disparu: On a enlevé le corps de mon Seigneur, et je ne sais pas où on l'a mis. Ce “corps” qui était le lieu du bien-aimé, auquel elle était fortement attachée. Mais ce corps n'est plus. Choc cruel. Arrachement. Puis, lorsqu'elle reconnaît le Ressuscité qui se manifeste sous les traits du jardinier, elle saisit ce corps, elle veut le rendre à la vie d'avant, tel qu'il était. Mais le Ressuscité n'est plus comme avant: “Ne me touche pas, lui dit Jésus, car je ne suis pas encore monté vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu ...” Il faut lâcher l'être “extérieur” pour entrer en relation avec l'être “intérieur” qui va vers le Père, qui est dans le Père. C'est dans sa relation au Père que Marie Madeleine retrouve son bien-aimé. C'est à l'intérieur de Dieu et d'elle-même que bat son cœur. Jésus l'introduit dans une autre manière d'aimer, par laquelle elle entre dans l'éternité et la désire à la fois. Même chemin pour la personne en deuil, qui apprend à entrer en contact avec le défunt par le cœur. du Christ, dans la relation à Dieu et au Père” (pp. 121-122).

“N'ayez pas peur, c'est moi!” pourrait être le message de toute la Bible autour du thème de la mort (pp. 130-141).

Et pour conclure Joël Pralong revient sur le “Courage d'avoir peur” … car

la peur peut être bonne conseillère … parce que l'au-delà de la mort peut être la continuité et l'éclosion de l'amour déployé tout au long d'une vie. Car vivre, c'est aimer. Exister, c'est aimer. Et l'amour ne peut mourir avec la mort. D'ailleurs la révolte de l'homme devant la mort contient en elle-même une revendication, celle d'un puissant désir de vivre. Et ce désir est inscrit dans notre nature: nous sommes faits pour vivre éternellement. (pp. 143-148).

3. Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation, Paris, Grasset, 2021 (mars), 232 pages

Mais voici probablement le plus dynamique et réaliste encouragement à “vivre la mort” et à “vivre avec nos morts”.

Delphine Horvilleur est rabbin. C'est tout un programme!
Ce remarquable petit livre est une initiation pleine de tact, mais aussi de précision aux coutumes juives traditionnelles et contemporaines autour de la mort et des morts!
Extrêmement bien écrit, ce petit bijoux d'empathie, donne les éléments d'une vraie éducation à voir la mort autrement, mais sans se tromper sur elle, ni sur ceux qui la vivent ou ceux qui ne sont plus là!
Elle dit bien : “Être rabbin, c'est vivre avec la mort: celle des autres, celle des siens. Mais c'est surtout transmuer cette mort en leçon de vie pour ceux qui restent”.

En 2020, à travers le monde, l'ange de la mort a décidé de nous visiter un peu partout, de frapper à la porte de chaque continent. À l'heure où j'écris ces lignes, il ne semble pas prêt à se laisser éconduire. Certes, c'est encore à l'hôpital et dans les services de réanimation, loin de nos maisons, que la mort frappe le plus souvent les malades du Covid, mais elle signale à l'humanité qu'elle a tout pouvoir de s'immiscer dans nos vies. … J'ai été témoin, ces derniers mois, de situations que je n'aurais jamais imaginé vivre. … des enterrements à huis clos où l'on compte les présents, où l'on refuse aux endeuillés une embrassade ou une main serré. Il nous a fallu vivre cela et nous dire qu'on y réfléchirait plus tard. Trop tard. (pp. 14-15)

“Nos récits sacrés [N.B. Les 4/5e de ceux des “chrétiens” sont les mêmes récits] ouvrent un passage entre les vivants et les morts. Le rôle d'un conteur est de se tenir à la porte pour s'assurer qu'elle reste ouverte.” (p. 17).

Dans mes cours d'embryogenèse, où l'on apprend les étapes de la formation de la vie in utero, j'ai découvert que, comme bien des organes de notre corps, nos doigts se formaient par mort cellulaire. … Pour le dire autrement, nos corps se sculptent par la mort des éléments qui le composent. … Nous devons donc la vie à la mort qui y a œuvré… Ce phénomène fascinant de mort au cœur. de la vie a été notamment étudié par un chercheur et conteur hors pair, Jean-Claude Ameisen, qui s'est passionné pour ce processus dit d'”apoptose”. Le nom de cette mort programmée de nos corps vient du grec et signifie “tomber d'en haut”. Ce terme désigne aussi la saison de l'automne, qui voit les arbres perdre leurs feuilles. Ainsi vont les saisons de l'existence, les arbres et les hommes ne continuent à vivre que si la mort les visite. (pp. 20-21)

En hébreu, “le cimetière porte un nom a priori absurde et paradoxal. Il s'appelle Beit haHa'ayim, la “maison de la vie” ou la “maison des vivants”. Il ne s'agit pas d'une tentative de nier la mort, ou de la conjurer en l'effaçant, mais au contraire de lui adresser un message clair, en la plaçant hors du langage. Lui faire savoir que sa présence évidente en ce lieu ne signe pas pour autant sa victoire, et affirmer que, non, même ici, elle n'aura pas le dernier mot” (p. 25)

Et, à propos des assassins d'une juive de la rédaction de Charlie Hebdo:

Les tueurs ont-ils perçu le paradoxe obscène de leur geste assassin? Leur croyance en un dieu qui demande vengeance et se vexe d'être méprisé constitue un gigantesque blasphème. Quel Dieu “grand” devient si misérablement “petit” qu'il a besoin que des hommes vengent son honneur? Penser que Dieu s'offusque d'être moqué, n'est-ce pas la plus grande profanation qui soit? Grand est le Dieu de l'humour. Tout petit est celui qui en manque” (p. 36).
Dans la tradition juive, chaque homme au jour de son inhumation endosse le même rôle sacerdotal. Il est lavé et paré des mêmes attributs, tandis qu'il s'apprête lui aussi à rencontrer le divin. Son corps est enveloppé dans un linceul qui reproduit tous les éléments de la tenue sacerdotale. Chaque homme qu'on enterre est un Grand-Prêtre au jour de son départ. Il se prépare au même face-à-face (p. 50).
Au commencement, l'humanité fut placée dans un jardin, celui d'une innocence originelle, où un monde créé en sept jours est encore promis à une sérénité éternelle. Cette humanité infantile, au paradis d'Éden, ne prête pas tout de suite l'oreille à la parole d'un Dieu qui la met pourtant en garde: “Tous les arbres du jardin, tu peux t'en nourrir, mais l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n'en mangeras point, car du jour où tu en mangeras, tu mourras (Gen. 2.17).

L'interdit pouvait-il ne pas être transgressé? L'humanité finit par céder et goûter, et alors, dit la Thora, ses “yeux se dessillent” et elle comprend que la mise en garde est plus subtile qu'il n'y paraît. Aucun Homme ne meurt instantanément d'avoir consommé le fruit, ni Adam, ni Ève, ni aucun de ses descendants. Mais, en un instant, l'Homme acquiert la connaissance, c'est-à-dire, la conscience que la mort viendra un jour. L'humanité découvrant qu'elle est mortelle se cache, dans un jardin ou parfois sous ses couvertures, terrorisée. Et Dieu, qui sait très bien où la trouver, lui demande: “Où es-tu?”.

Cette question n'est pas géographique mais toujours existentielle. En ouvrant les yeux sur la mort, l'humanité sait très bien où elle est: elle se sait dorénavant arrachée au monde de sa naissance, hors de la naïveté première, et, pour toujours expulsée du jardin de ses origines” (pp. 62-63).

Vous savez, nous voudrions un enterrement traditionnel, même si nous ne sommes pas vraiment de “bons juifs”. J'ai renoncé à expliquer que rien ne fait davantage de vous un juif que de dire que vous n'en n'êtes pas un bon, et qu'il est très juif de croire qu'on n'est pas celui qu'on devrait être. C'est plutôt la certitude d'en être un “tout à fait comme il faut” qui est généralement suspecte. Le judaïsme n'exige pas d'examen de passage à ceux qui sont déjà en son sein. Il ne connaît pas de tableau d'honneur, ne distribue aucun bon point, et chaque juif sait que pour un autre juif, sa cuisine ne sera pas assez casher et sa pratique pas assez stricte. Qu'il en soit ainsi! (pp. 69-70).
Le kaddish n'est pas la prière des morts contrairement à ce que pensent certains. C'est une liturgie qui ne parle ni de disparition ni de deuil, mais qui glorifie Dieu, chante ses louanges et énumère sous la forme d'une longue litanie tous les aspects de sa grandeur. … On y entend comme un mantra de sonorités très répétitives, des mots murmurés dans une langue qui n'est pas de l'hébreu, mais de l'araméen. … Réciter le kaddish à la mémoire d'un disparu contribuerait à l'élévation rapide de son âme, propulsée vers les hauteurs sublimes de sa réunification avec son Créateur (pp. 93-94).
Moi, rabbin, je suis forcée d'admettre que ma tradition n'offre pas ce trésor de réponses eschatologiques dans lequel je pourrais puiser. … la question de mon interlocuteur est parfois plus théorique: que dit au fond le judaïsme de la vie après la mort? Et tandis que j'aimerais lui dire: Tout … et son contraire, je me contente souvent d'un … : vous savez, c'est complexe, tentant de résumer ce langage d'ambiguïté pour lequel le judaïsme a opté (pp. 114-115).

“Où vont les morts? Le seul lieu auquel la Thora fait explicitement référence est un endroit nommé shéol où descendraient les disparus (Ge. 37.35). S'agit-il d'un territoire ou d'un monde souterrain? Le texte n'en dit rien. Mais l'étymologie du terme est éloquente. Shéol vient d'une racine qui signifie littéralement “la question”. On pourrait donc l'énoncer ainsi: après notre mort, chacun de nous tombe dans la question, et laisse les autres sans réponse. Débrouillez-vous avec cela! (p. 116)

Pour le judaïsme, l'impossibilité de dire [ce qu'est l'après-vie] est ce qui raconte la mort. Elle est un au-delà du mot, qui exige pour en parler de n'utiliser que la langue de l'inconciliable: accepter qu'elle soit ceci et cela à la fois, qu'elle habite un monde où les mots n'ont pas leur place” (p. 121).

Merci ne Horvilleur pour ce témoignage fort et charmant de la façon dont le Judaïsme, aujourd'hui, peut aider toute humanité à vivre consciente de ses limites et le plus paisiblement en harmonie avec ceux qui disparaissent et appellent ainsi la Vie!

Conclusion

Ces trois échos à la pandémie sur le sujet de nos Billets et de nos Veilles d'Avril, Mai et Juin, nous invitent à l'écho que nous pouvons donner au conseil de la Règle de Saint Benoît pour celui qui veut cheminer intelligemment dans la vie: “ Avoir tous les jours la mort devant le yeux ”!

R.-Ferdinand Poswick