Le transhumanisme

Mars 2021

Faut-il être pour ou contre divers types de visions “ transhumanistes ” ou “ post-humanistes ” qui prévoient une forme d'extinction de la race humaine telle que nous la connaissons et sa transformation en un autre type d'être qui pourrait garder la mémoire d'être dérivé du modèle que nous vivons depuis des millénaires sur notre planète? Faut-il être pour ou contre les “ humanistes ” qui ne croient pas à une telle possibilité, voire qui la refusent; sans pour cela être contre une évolution lente mais significative de notre humanité? Rien de tel qu'un philosophe, éclairé par la théologie chrétienne, pour tenter de situer le champ de bataille et d'évaluer pour nous les enjeux et la ligne sapientielle des évolutions nécessaires! Merci au P. Xavier Dijon, s.j. et aux Cahiers Laënec de nous avoir permis de reproduire ces réflexions.
Le transhumanisme, Xavier Dijon1, sj professeur émérite, Faculté de Droit, Université de Namur
paru dans la revue Laënnec 2019/2 (Tome 67), pages 41 à 53

Le projet transhumaniste d’augmenter l’homme par les progrès technologiques est en route, suscitant espoirs, craintes et scepticismes. Après une description, d’abord des promoteurs de ce projet, puis de leurs opposants, nous abordons l’arrière-fond philosophique qui sépare leurs approches respectives de la nature humaine, avant de proposer notre discernement fondé sur ce critère commun qu’est la trilogie fondatrice des droits humains : liberté, égalité et fraternité.

Les parties à la cause

Le camp transhumaniste

Le premier camp est transhumaniste; on l’appelle aussi «extropien» pour montrer qu’il contredit le principe général de dégradation de l’énergie qu’est l’entropie. On y trouve des informaticiens, des médecins, des biologistes, issus la plupart du temps du monde anglo-saxon. Ils ont étudié, chacun dans leur domaine, leurs spécialités respectives: les nanotechnologies, qui opèrent sur des matériaux de l’ordre du millionième de millimètre; les biotechnologies, en particulier la génétique avec l’édition du génome humain, qui permet ultérieurement une intervention sur les gènes responsables de telle ou telle caractéristique corporelle; l’informatique, qui s’est insérée dans la gestion de toutes nos informations; et enfin les sciences cognitives, qui étudient la manière dont la pensée humaine acquiert, utilise et transmet des connaissances; soit, en abrégé, les NBIC.

Vers la fin du siècle dernier, ces scientifiques, doublés par des philosophes, ont commencé à comprendre deux choses capitales: la première, que leurs techniques peuvent se tourner non plus seulement vers le monde extérieur mais vers l’homme lui-même; la seconde, que ces différentes disciplines peuvent travailler ensemble en vue de perfectionner l’homme, plus exactement de l’«augmenter», dans le sens des trois «supers» formulés par David Pearce2: super longevity, super knowledge, super wellbeing – d’abord vers une phase de transition dite transhumaniste, puis vers le posthumain.

La convergence des nouvelles technologies, qui se développent elles-mêmes à une vitesse exponentielle, permet d’imaginer des combinaisons insoupçonnables entre la matière organique du corps humain (le cerveau, le génome…) et la matière inorganique (les nanoparticules, les implants, les données informatiques…), le tout servi par des puissances de calcul inimaginables. Tout devient plus fluide et les barrières s’abaissent, de telle sorte que nous assistons à une nébuleuse de nouveautés qui font rêver dans tous les sens:
• soit dans le sens d’une intervention sur le corps même de l’être humain: de la génétique qui va rendre les enfants plus intelligents, dès lors que l’on aura agi sur leur génome pour améliorer leur quotient intellectuel; des globules rouges remplacés par des nanomatériaux plus résistants qu’eux, pour remplir la même fonction de transport de l’oxygène, en reculant d’autant l’usure mortelle de l’organisme;
• soit dans la reproduction, en machine, de processus intellectuels propres à l’homme : dans le domaine médical, une machine analyse des milliers de radiographies de cancer pour en détailler toutes les caractéristiques, de telle sorte que, devant la radiographie d’un nouveau malade, cet instrument est capable de détecter, mieux qu’un radiologue spécialisé, la présence éventuelle d’un cancer; dans le domaine juridique, une machine analyse des milliers de décisions de jurisprudence en retenant dans son immense mémoire les faits et les normes qui ont permis aux juges précédents de rendre telle ou telle décision, de telle sorte que l’encodage d’une nouvelle affaire permet d’obtenir la décision qui s’inscrit dans cette continuité.

Dans un sens comme dans l’autre, le transhumaniste s’appuie sur le fait que toutes les opérations humaines, même les plus spirituelles, ont toujours un versant matériel, vu la condition corporelle de l’homme. Du coup, il devient possible d’établir des relations de connexion, de substitution ou d’appui entre l’opération naturellement humaine et l’opération artificielle.

A partir de cette visée, de quoi les transhumanistes sont-ils demandeurs?
• de gros budgets qui permettront aux puissantes entreprises telles que les GAFAM(Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) de poursuivre leurs recherches, en vue à la fois de faire le bonheur des gens et de booster l’économie, l’armée, la médecine;
• d’une liberté de recherche plus grande pour mieux percer les mystères du corps humain, et ainsi trouver les corrélations les plus intéressantes de ce corps (cerveau, génome, etc.) avec les NBIC. Dans ce but, il faut que l’éthique d’aujourd’hui ne pose pas trop d’obstacles puisque la recherche scientifique permettra précisément de formuler en meilleure connaissance de cause l’éthique de demain;
• d’un aménagement du contexte juridique qui puisse accompagner les innovations technologiques, afin de tenir compte de l’avènement du transhumain. Exemple: reconnaître la personnalité juridique des robots jugés autonomes et auto-apprenants, en tant que personnes électroniques.

Le camp bioconservateur

L’autre camp est celui de la résistance à un tel mouvement: pour les dénigrer, on les appelle «bioconservateurs». Eux-mêmes se définissent plutôt comme humanistes.
Ils ne ménagent pas leurs critiques, mettant en cause:
• soit la puissance économique dominante des firmes multinationales qui portent le mouvement dans une logique strictement capitaliste de maximisation du profit;
• soit le sérieux scientifique des promesses faites, puisqu’on compte beaucoup d’effets d’annonce de la part des grosses entreprises qui diffusent du rêve pour faire tourner leurs laboratoires; or les réalisations effectives sont bien moins nombreuses que les prouesses imaginaires;
• soit l’escalade provoquée par la peur d’être dépassé sur le plan économique ou militaire: «si nous n’entrons pas dans ce processus, nos ennemis ou nos concurrents nous écraseront»; or cette surenchère entre les USA, la Chine et l’Europe empêche de mener une réflexion sérieuse sur les objectifs; en outre, comme cette course-poursuite est énergivore, elle porte davantage atteinte à notre environnement.

Que demandent les humanistes? Non pas d’arrêter le progrès, mais d’avoir encore la possibilité de poursuivre l’aventure humaine dans sa condition propre. Et donc:
• que les fonds publics soient orientés vers la restauration de la santé – laquelle provoque déjà des gouffres dans les budgets de la Sécurité sociale – et la lutte contre la pauvreté, plutôt que vers les mirages de l’augmentation;
• que l’éthique continue à jouer son rôle, sans démissionner devant les lendemains qui chantent, et donc que l’être humain soit respecté toujours et partout dans sa fragilité corporelle;
• que la personnalité juridique ne soit pas reconnue à d’autres entités que la personne humaine elle-même.
Mais la critique majeure adressée par les humanistes aux transhumanistes porte sur le bouleversement qu’une telle entreprise inflige à la façon dont l’homme comprend sa propre nature.

La nature humaine

Un point sur lequel les parties sont d’accord: l’être humain est toujours en état de tension dynamique vers un mieux-être. Il refuse l’entropie, le mal, le malheur, la maladie, la mort. Il veut aller plus haut, plus vite, plus fort. «On n’est plus à l’âge des cavernes»; «on n’arrête pas le progrès» … Mais les parties divergent sur la manière d’obtenir ce plus, car elles ne s’entendent pas, d’abord, sur la façon de voir la nature humaine elle-même.

L’approche scientiste

Pour les extropiens, la nature humaine doit être vue essentiellement à partir de sa condition réelle, c’est-à-dire matérielle, biologique. Or, de ce point de vue-là, qu’observons-nous? Que la nature a obéi à une formidable évolution, depuis la première amibe au fond des océans jusqu’aux singes supérieurs dans les forêts équatoriales, faisant buissonner toutes les formes de la vie animale pour ne retenir, dans une redoutable sélection naturelle, que les espèces mieux adaptées à leur environnement. Sur cette flèche de l’évolution, si bien décrite par Charles Darwin, est apparu l’homme qui devait aussi, bien sûr, poursuivre cette évolution. Hélas, depuis plus de 100.000 ans, notre espèce humaine n’a pratiquement pas évolué: l’homme est toujours sujet à la maladie, au vieillissement et à la mort; ses connaissances restent limitées et sa mémoire se perd; au plan psychologique, il reste agressif ou dépressif. C’est ainsi qu’en 1999, Max More a écrit une Lettre d’adieu à la Mère Nature pour lui dire à la fois sa reconnaissance pour le travail passé et son congédiement pour les tâches à venir3.

Car, à côté de cela, l’être humain a exploré, depuis quelques décennies, les secrets les plus intimes, aussi bien de la matière inerte, jusqu’à l’atome, que de la matière organique, jusqu’à la cellule et au génome; il a sillonné tous les circuits de l’information, tant dans le cerveau qu’il étudie que dans les ordinateurs qu’il construit. Ainsi, grâce à ses recherches scientifiques, il dispose de capacités techniques qui lui permettent d’agir sur lui-même pour prolonger l’évolution de cette nature jugée déficiente.

On le voit: il ne s’agit plus seulement de restaurer la condition humaine, comme l’ont fait jusqu’ici la médecine et les autres disciplines, mais de l’augmenter. D’ailleurs la définition de la santé donnée dans le Préambule de la Constitution de l’OMS (1946) y invite: «La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité.»4 Dès lors, il s’agit de développer l’homme au-delà de ses capacités naturelles, en toutes ses potentialités, et même de le dépasser, jusqu’au moment appelé «singularité» où l’artifice technique surpassera la performance humaine.

L’approche humaniste

Pour les «bioconservateurs», c’est d’un autre point de vue qu’il faut voir la nature humaine. Certes l’évolution des espèces décrite à titre de théorie scientifique unanimement reconnue donne une certaine réalité de l’homme: il descend du singe, mais on aurait tort de limiter la saisie de l’être humain à ce seul point de vue car, en accédant au stade humain, l’évolution a franchi un seuil décisif qui oblige à changer le regard, à cause de la conscience: conscience de soi du sujet humain qui peut réfléchir sur lui-même et prendre une décision de raison, et pas seulement se laisser guider par l’instinct, comme le fait l’animal; mais aussi – et c’est lié – conscience éthique du sujet appelé à respecter tout autre sujet humain comme une fin en soi, au nom précisément de cette valeur de raison qui spécifie l’humain.

Il n’y a donc pas lieu, poursuivent les humanistes, de régresser en-deçà de ce seuil proprement humain pour replonger l’homme dans la chaîne de l’évolution biologique et regretter qu’il n’ait pas beaucoup avancé. Pour Jean-Michel Besnier, l’homme augmenté est le rêve de l’homme diminué5. C’est parce qu’il se juge mal lui-même dans son état actuel que l’humain se laisse fasciner par une autre condition que la sienne. Au lieu d’entrer dans la honte prométhéenne6 que l’homme éprouve devant ses propres produits, il lui faut plutôt reconnaître la plénitude donnée dans son humanité comme telle7.

Car l’être humain possède en son intériorité la capacité tout à fait spécifique de s’interroger sur sa propre fin et de poser son action personnelle en fonction de cette fin sur laquelle il a réfléchi. Sans doute cette réalité proprement spirituelle de l’homme n’est-elle pas objectivable à la manière dont le scientifique mène ses investigations, mais c’est sa part la plus précieuse. Car à force d’objectiver l’homme selon ses schémas, le scientifique finit par manquer son propre objet, comme l’expliquait déjà C.S. Lewis en 19438.

C’est à partir du seuil de l’hominisation que la temporalité de l’évolution connaît sa propre intériorité pour devenir histoire, culture. Alors, la force qui meut le progrès de l’homme n’est plus extérieure, naturelle, comme dans l’évolution des espèces précédentes; elle est le dynamisme intérieur de l’homme lui-même qui, par son esprit, réfléchit sur son devenir et entre en communication avec autrui par le langage. Sans quitter la nature dans laquelle s’enracine son corps, l’homme accède à la culture et «cultive» lui-même sa propre humanité, désormais vue comme une forme plénière.

En conséquence, les humains ont remplacé l’élevage par l’éducation dans laquelle ils se transmettent, de génération en génération, ce patrimoine de l’esprit. Désormais, le progrès prend un autre sens que celui de l’augmentation; il s’agit de l’amélioration où l’être humain déploie toutes les potentialités de son être d’esprit dans la réflexion, l’art, la science, le sport, l’économie, la politique, l’éthique, la religion…

Il ne faut donc pas se tromper de plan, par exemple, en surinvestissant l’intelligence artificielle; l’expression elle-même est d’ailleurs contradictoire, car l’artifice se fabrique de l’extérieur et traite les choses de l’extérieur, tandis que l’intelligence, comme son nom l’indique (intus-legere) lit les choses de l’intérieur. Pour la machine, il vaudrait donc mieux parler de «forelligence» (foras-legere). La machine répète des opérations mais n’a pas conscience de ce qu’elle fait. Par exemple, en battant le champion Garry Kasparov, l’ordinateur Deep Blue ne savait pas qu’il jouait aux échecs, et il n’a pas éprouvé de plaisir particulier à avoir battu son adversaire. La machine n’a pas d’autre éthique que celle de son programme. Elle collecte des millions de données et les traite à la vitesse de l’éclair, mais sans aucune intériorité: tout ce qu’elle fait a été programmé de l’extérieur, y compris son propre auto-apprentissage.

En résumé, nous trouvons, d’un côté, le camp du transhumanisme qui veut mobiliser toutes les ressources de la technique pour compenser les limites de la nature humaine jugée décidément déficiente et, par-là, faire accéder l’homme au posthumain; de l’autre, le camp de la résistance humaniste qui joue sans doute volontiers le jeu du progrès – y compris celui des nouvelles technologies – mais qui ne veut pas que cette course en avant mette en cause la dignité indépassable de l’humain.
Comment trancher?

La norme applicable

Pour départager les deux camps, nous partons de cette référence commune qu’est l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948: «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité»9. On retrouve en cette affirmation solennelle la trilogie que les Français connaissent bien. Mais qu’en est-il de la liberté, de l’égalité et de la fraternité par rapport au transhumanisme?

La liberté

Le transhumaniste dit qu’il cherche une plus grande liberté pour l’homme en faisant reculer les limites de sa condition corporelle dans tous les sens que nous avons indiqués: connaissance, longévité, bien-être. Mais l’humaniste pose la question de savoir si la liberté consiste à être libre «de» son corps ou «en» son corps. Car le corps indique une limite qu’il faut peut-être précisément intégrer en soi pour jouir d’une liberté authentiquement humaine. La médecine a toute sa valeur lorsqu’elle permet à l’être humain de se réconcilier avec sa propre condition corporelle; mais elle entre dans la gnose quand elle détache l’homme de son corps.
L’attachement d’un sujet à son propre corps est une expérience d’intériorité en-deçà de laquelle il est impossible de revenir. Trois illustrations:
La première, à propos de la mort. Faut-il à tout prix, comme dans La fable du dragon-tyran racontée par Nick Bostrom10, empêcher les gens de vieillir et de mourir et donc, par exemple, travailler sur le vieillissement des cellules pour permettre aux humains de vivre plusieurs centaines d’années; ou proposer la cryogénisation du corps mort pour avoir la chance, plus tard, d’une seconde vie; ou encore étudier le chargement des données du cerveau sur un ordinateur pour assurer ultérieurement leur transfert sur un autre support corporel?

Pourquoi pas, plutôt, apprendre à vivre sa mort comme le dernier acte d’une vie intérieure? On songe ici à la belle prière de Rainer Maria Rilke:
Seigneur, donne à chacun sa propre mort,
Enfantée de sa propre vie,
Où il connut l'amour, un sens et la détresse.
Nous ne sommes nous-mêmes que la feuille et l'écorce.
La grande mort que chacun porte en soi,
Elle est le fruit sur lequel tout s'ordonne (…
)11

En outre, par-là, nous apprendrions à relativiser les fausses valeurs et même notre propre personne, qui n’a pas non plus décidé de sa naissance; nous entrerions ainsi dans la sagesse, qui accepte de faire place à autrui.

Deuxième illustration du rapport de la liberté au corps: l’eugénisme positif. Que penser des parents qui demandent une intervention sur le génome de leur enfant à l’état embryonnaire, pour lui conférer des qualités physiques, intellectuelles ou psychologiques souhaitables, ce qui accroîtrait, disent-ils, son champ de liberté?

Pour sa part, Jürgen Habermas y voit une atteinte à la liberté de l’enfant12. Sans doute une influence telle que l’éducation détermine-t-elle, elle aussi, la liberté de l’enfant, mais c’est dans un contexte de réciprocité communicationnelle d’êtres libres et égaux, où l’adolescent pourra remettre en question l’éducation qu’il a reçue; par contre, l’intervention menée sur ses propres chromosomes a fait de lui, non plus un corps vivant, mais un être de nature instrumentalisé par autrui.

Le corps – sur lequel le sujet n’a pas d’emblée de maîtrise puisqu’il lui est lié – est ici gardien de la liberté. Paradoxalement, c’est donc en adhérant à son propre corps (qu’il n’a pas décidé) que l’homme sauvegardera sa liberté. Quitter le corps, c’est quitter sa liberté, soumise alors au bon vouloir d’autrui.

Un dernier exemple: mettre au point l’ectogenèse (utérus artificiel) pour accroître la liberté de la femme en lui permettant d’avoir un enfant sans passer par les contraintes de la gestation. En cette hypothèse, n’a-t-on pas pensé la liberté du sujet (ici de la mère) au détriment d’autrui (ici l’enfant), en cassant toute la symbolique que porte la chair?
En réfléchissant ainsi sur la liberté comme premier critère de discernement, la question se pose: y a-t-il encore moyen aujourd’hui, à l’heure des avancées toujours plus importantes de la bioéthique, de vivre sa liberté autrement qu’en se détachant toujours davantage de son propre corps? Les mentalités ont évolué à tel point que le transhumanisme n’apparaît plus seulement de nos jours comme un chapitre de la bioéthique, mais bel et bien comme son but.

L’égalité

En visant l’augmentation de l’homme en général, le transhumaniste poursuit-il l’égalité? Des divergences surgissent à ce sujet dans la nébuleuse transhumaniste entre l’approche anglo-saxonne plus individualiste, où chacun s’augmente comme il peut, l’égalité se résumant alors à reconnaître à chaque sujet la même liberté de s’augmenter, et l’approche française, plus sociale, prônant l’accès de tous aux augmentations nouvelles.
En tout cas, sur le fond de la question, le transhumaniste lâche le signe le plus tangible de l’égalité de droit qu’est la même chair, sur laquelle personne n’a de prise. Or il importe que les personnes humaines puissent compter sur une référence qui, pour leur être commune, échappe à leur volonté, comme relevant de la nature. C’est un donné où il n’y a ni sous-hommes, ni surhommes. Mais le transhumanisme porte en lui l’idéologie de l’eugénisme, où l’homme n’est défini que par l’homme. Or la réponse que donnait J. Habermas à l’eugénisme positif, à propos de la liberté des sujets, touche aussi leur égalité. Pour rester égaux entre eux au départ, les humains doivent se recevoir d’une nature qui les fait tels qu’ils sont.

Quant à l’eugénisme négatif, il est corrélé depuis le début avec le courant transhumaniste.La logique veut, en effet, qu’à côté de la promotion des humains augmentés, il y ait l’élimination des humains diminués. Ce n’est donc pas l’égalité des êtres eux-mêmes qui est visée par le transhumanisme, mais l’égalité de leurs performances, au sens où les êtres jugés moins «performants» doivent être écartés.
Ainsi le transhumanisme envisage-t-il favorablement de généraliser la fécondation in vitro pour permettre le diagnostic préimplantatoire puis la suppression des embryons qui présentent des déficiences. Mais l’élimination de l’embryon, devenu entretemps objet d’investigation scientifique, ne porte-t-elle pas atteinte à la liberté et à l’égalité des humains?

Plus largement, l’option transhumaniste, portée par les scientistes, revendique un pouvoir corrélé à la maîtrise du savoir; c’est à eux qu’il faut, disent-ils, confier l’avenir de l’homme, et non pas aux élus de la démocratie qui n’ont aucune compétence dans ce domaine. Le mouvement est en marche, dit-on, et les lois bioéthiques n’ont jamais rien changé à rien.
C.S. Lewis anticipait déjà, il y a 75 ans, la toute-puissance des experts: «Au moment de la victoire de l’homme sur la nature, on constatera que l’humanité tout entière est assujettie à certains individus et que ces derniers sont eux-mêmes soumis à ce qui est purement ‘naturel’ en eux, c’est-à-dire à leurs pulsions irrationnelles»13.

La fraternité

Si les auteurs transhumanistes invoquent volontiers la liberté et (parfois) l’égalité, ils ne parlent guère de la fraternité, c’est-à-dire de la relation proprement humaine, fascinés qu’ils sont par les promesses de la technique. La philosophie libérale qui les inspire ne prend pas en compte les répercussions collectives de leurs choix individuels. Il faut d’ailleurs aussi remarquer que le mouvement compte relativement peu de femmes.
Dans la mesure où la nature humaine est déficiente, ce n’est pas tant de l’autre humain (déficient lui aussi) qu’il faudra attendre le progrès, mais de tout le dynamisme que la technologie aura mis en branle. C’est ainsi que la fraternité fait problème pour chacun des trois «supers» de la théorie de David Pearce.
La connaissance est pensée en termes de puissantes mémoires qui gèrent des données énormes, mais la culture humaine qui permet d’apprendre la sagesse, pour s’ajuster à autrui et à la nature, n’est guère valorisée. Sous la pression de la rivalité mimétique, l’éducation risque de vouloir imiter les performances des machines en oubliant toute la part de culture de l’humanité: l’histoire, la délibération, la symbolique, l’art, l’intériorité…
Quant à la longévité, quel sens aura-t-elle pour les citoyens qui vivront 200 ans de plus que leurs compatriotes, ou qui rêvent de sortir de leur frigo 25 ans après leur mort, ou qui auront transféré leur cerveau dans un ordinateur? Que sera, en cet état, leur lien à autrui? Fraternel?
Dernier des trois «supers», le bien-être vient d’une modification du génome ou d’une connexion du cerveau à l’ordinateur; du même coup, la technique permet de se passer plus facilement d’autrui…
Ce faisant, le transhumanisme ne voit les faiblesses et les limites humaines que comme autant de déficiences qu’il faudrait corriger par un détour qui se détache de l’homme. Or, ces fragilités peuvent s’avérer de précieuses failles qui tiennent les humains dans l’obligation de s’appuyer les uns sur les autres pour relever ensemble – dans la fraternité, justement – le défi que leur lance leur propre humanité. Si la technique nous amène à nous passer les uns des autres, ne nous fait-elle pas manquer cette part essentielle de l’humanité qu’est le devoir de fraternité?

Conclusion

Au terme de ce parcours, il nous paraît que l’idéologie transhumaniste est une formidable distraction qui nous détourne de nos véritables tâches. Il ne s’agit pas, bien sûr, de rejeter la technique, qui nous rend d’éminents services, mais le projet d’ensemble qui nous ferait considérer que notre condition humaine comme telle ne serait plus bonne. Car il n’est pas bon de ne pas s’aimer soi-même.

Xavier Dijon, sj
professeur émérite, Faculté de Droit, Université de Namur

Notes
1. Auteur du livre Le transhumanisme, éd. Fidélité, 2017. 2. Cf. http://hplusmagazine.com/2014/09/22/transhumanism-3-supers-david-pearce 3. En anglais: http://strategicphilosophy.blogspot.com/2009/05/its-about-ten-years-since-i-wrote.html (consulté le 13 décembre 2018). 4. https://www.who.int/about/mission/fr 5. Besnier J.-M., Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », Paris, 2009. 6. Selon la formule de Günther Anders dans L’obsolescence de l’homme. 7. Anders G., L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), Éd. Ivrea, Paris, 2002. 8. Lewis C. S., L’abolition de l’homme, éd. Raphaël, trad. Ducatel D., 2000. 9. www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights 10. Bostrom N., La fable du dragon-tyran, https://nickbostrom.com/fable/dragon.html 11. Rilke R.-M., Le livre de la pauvreté et de la mort, 1906. 12. Habermas J., L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral, Gallimard, 2015. 13. Lewis C.S., L’abolition de l’homme, op. cit., p. 84.