Quand la covid réinterroge le lien entre santé et économie

Juin 2021

On ne présente plus Étienne de Callataÿ, cofondateur d'Orcadia Asset Management (etienne.decallatay@orcadia.eu), ancien Chef Analyste de la Banque DeGroof, que je remercie très sincèrement pour sa réponse à mon appel et dont la parole est à prendre très au sérieux, malgré l'avertissement qu'il envoie avec son texte: “La prudence académique aurait voulu que l'auteur, qui n'est pas un économiste de la santé, décline la charmante proposition du Frère Poswick à partager quelques réflexions sur le lien, covid, santé, économie… Celles-ci sont donc à considérer avec indulgence.”
Non pas “ indulgence ”, mais la plus grande attention, voire le désir de faire connaître ces positions au-delà de la diffusion restreinte d'INTERFACE_2020!!

Dans le débat public sur les mesures à prendre ou à ne pas prendre pour lutter contre la pandémie, il a souvent été question du poids de certains lobbies et, au-delà, de la primauté donnée à des considérations économiques par rapport aux préférences des individus. S’il est absurde de nier les conflits d’intérêt et, plus largement, de totalement faire fi de toute considération économique, il importe d’être clair sur la relation entre santé et économie.

La santé a évidemment un prix. On ne peut pas calibrer les infrastructures hospitalières pour qu’elles satisfassent au scénario le plus noir. Face à des moyens budgétaires limités, il est normal de s’intéresser au prix d’une vie humaine et de s’interroger sur le remboursement par la collectivité de certains traitements. Quand un professeur de la KULeuven a interrogé l’opportunité du remboursement par les pouvoirs publics d’une prothèse de hanche pour les personnes de plus de 85 ans, il a occasionné un scandale, mais les cris n’ont pas fait taire la question. Toute dépense, et la santé n’échappe pas à cette loi d’airain, présente ce que les économistes appellent un coût d’opportunité, à savoir que ce qui est dépensé d’une certaine manière aurait pu l’être d’une autre, potentiellement préférable du point de vue de l’intérêt général.

S’agissant de la Belgique, le budget public de la santé se compare favorablement à celui de pays auxquels il est légitime de se comparer, et à cela s’ajoute des dépenses privées elles aussi relativement élevées. Et pour ce qui est des capacités hospitalières, et notamment en termes de lits totaux et de lits de soins intensifs, la Belgique ne semblait pas particulièrement mal lotie. Plus donc que d’un budget global insatisfaisant, ce que révèle la crise de la Covid semble être:

• une déficience en termes de gestion des ressources humaines (sous-effectif d’infirmiers, malaise sur les assistants);
• un défaut de gestion prévisionnelle des crises;
• un sous-investissement en matière de prévention;
• de mauvaises incitations financières dans le financement des soins, poussant à une surconsommation (d’actes et de médicaments);
• avoir ignoré les coûts économiques dans la durée des problèmes de santé mentale, de pollution et d’accès pour tous à la santé.


En même temps, la hiérarchie des valeurs amène à penser que, dans le débat, on a trop parlé de considérations économiques. Ainsi, confiner et limiter les déplacements ne doit pas susciter d’abord des interrogations économiques sur le secteur de l’Horeca ou du tourisme mais des interrogations politiques. Il ne saurait être question que certaines mesures restrictives, si elles étaient sans effet économique, ne puissent être soumises au débat et à la critique. Le jugement à porter peut être un jugement d’opportunité économique, mais il doit d’abord être un jugement de principes. Il faut pouvoir dire «No paseran» ou «Not in my name» sans y accoler le début d’un argument économique, financier ou budgétaire.

Cette hiérarchie des valeurs est d’abord une question de valeurs mais elle peut aussi nous aider à ne pas être biaisé par le prisme de ce que l’économie mesure. Nous le savons, la Covid aura un coût élevé sur la santé mentale … mais ce coût ne figure pas dans les dépenses courantes de l’année, et l’on pourrait donc avoir fâcheusement à le négliger. Le coût pour la santé est aussi celui du coût d’opportunité: qui dit crise économique dit recul de la base imposable et donc de la capacité de financer les dépenses de santé. Si le PIB chute de 50 milliards d’euro, et que l’on aurait consacré 10% de cette manne à la santé, on perd EUR 5 milliards. Et avec cette somme, on aurait pu faire des merveilles!

Volens nolens, il faut donc aussi s’intéresser à l’activité économique et donc s’interroger sur le coût de la crise de la Covid et des mesures prises pour y faire face. Avant de chercher à y répondre, il faut préciser deux choses.

• Premièrement, il a été largement question du coût économique imposé par le confinement. Or, s’exprimer de la sorte est imprudent. En effet, d’une comparaison, à propos du comportement des consommateurs américains, entre États qui avaient fortement confiné et État qui n’avaient que peu confiné, il est apparu que les Américains avaient ajusté leur manière de consommer de façon peu dissemblable. Ce serait donc plus la peur de la Covid que les mesures de confinement qui expliquerait la désertion des magasins.

• Deuxièmement, les indicateurs économiques sont largement brouillés. Ainsi, le taux de chômage ne veut rien dire, puisque le chômage économique n’est pas pris en compte. Le nombre de faillites n’est pas pertinent. La mesure de l’activité est biaisée, notamment en ce que pour le secteur public elle se base sur les salaires. Un enseignant payé pour une classe vide est supposé avoir une valeur ajoutée intacte, et donc une même contribution au PIB que s’il forme une vingtaine d’élèves. Et puis, avec les mesures exceptionnelles prises par les pouvoirs publics pour soutenir l’économie, personne n’est capable de mesurer la vigueur sous-jacente effective de celle-ci.

Aujourd’hui, si l’on sait que le recul de l’économie en 2020 est sans équivalent depuis la Seconde Guerre Mondiale, les prévisions vont dans le sens d’un rebond extrêmement rapide. Le FMI vient de sortir des chiffres (WEO, avril 2021) indiquant pour la zone euro, après un recul de 6,6% en 2020, une croissance de 4,4% en 2021 et de 3,8% en 2022. À cet horizon, nous n’aurons pas recouvré l’activité qui aurait été atteinte sans Covid, mais nous n’en serons pas loin. Pour la Belgique, l’IRES (UCL) prévoit (L’Echo, 8 avril 2021) une croissance de 4,9% en 2021, après une contraction de 6,3% en 2020. Le choc macroéconomique aura beau avoir été extrême, il aura été absorbé en l’espace d’un an ou deux. Et pour ce qui est des revenus des individus, il aura même, en moyenne, été absorbé instantanément au travers des finances publiques. L’IWEPS estime que pour les Wallons, le revenu disponible réel, après prise en compte de l’inflation, a augmenté de 1% en 2020 et augmentera de 1,4% en 2021 (Tendances économiques, n°61, mars 2021). Attention, derrière une moyenne se cache une dispersion. Il ne saurait être question de minimiser l’inégalité face à la Covid, inégalité sur le plan des revenus comme sur d’autres dimensions (personnes isolées, logement exigu, tolérance au stress, …).

Il y a évidemment des questions sur le coût économique à moyen terme de la Covid: doute sur la capacité à redémarrer des secteurs les plus affectés, spectre de faillites en cascade, possible tétanie des consommateurs, prudence contagieuse des entrepreneurs, doutes quant à la soutenabilité des finances publiques et aux effets différés de politiques monétaires aventureuses, moindre niveau de concurrence, exacerbation de tensions géopolitiques, délitement de la confiance envers les autorités, perte de compétence d’une jeunesse privée d’éducation, séquelles de santé mentale, harmonie sociale minée, …

Aucune de ces craintes n’est à prendre à la légère mais en même temps les signaux de type économique sont plutôt rassurants. Les faillites, quitte à paraître cynique, sont un mal nécessaire, les autorités n’ont pas épuisé leur arsenal, la confiance dont jouissent les banques centrales est sans égal, les consommateurs semblent disposés à dégonfler le bas de laine qu’ils ont été contraints de constituer, les entrepreneurs se disent prêts à investir et à embaucher, les marchés financiers sont favorablement orientés.

Et, au-delà, au prix d’encore paraître froid, nous aurons aussi appris de la crise: l’organisation de la vie professionnelle doit permettre une meilleure conciliation avec la vie privée, les entreprises doivent se soucier, en termes d’activités et de finances, de leur capacité à encaisser des chocs, les autorités doivent se montrer pragmatiques, les experts doivent soumettre leurs théories à l’épreuve des faits de la crise, l’environnement doit être la préoccupation prioritaire absolue.

Terminons en reprenant une citation récente de l’économiste français Élie Laurent1:

(…) la crise du Covid n’est pas une opportunité, c’est une tragédie. Le virus n’est pas un pédagogue, mais un révélateur impitoyable de nos failles collectives. En revanche, la souffrance sociale inouïe que cette pandémie a engendrée nous oblige à apprendre de cette crise, dont deux leçons apparaissent clairement : d’abord le cœur du bien-être humain est le nœud « santé/environnement » (…) ; ensuite les « politiques de bien-être » sont bénéfiques économiquement, socialement, écologiquement et démocratiquement.
La crise du Covid a montré que la meilleure politique économique est une politique de santé forte et que la meilleure politique de santé est une politique environnementale forte.

Étienne de de Callataÿ

1. Elie Laurent, Sortir de la croissance, Mode d’emploi, Les Liens qui libèrent (édition Poche revue et augmentée, mai 2021).